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MARCIONITES.

qu’elle fût. Origène[1] ayant répondu qu’une créature intelligente, qui n’eût pas joui du libre arbitre, aurait été immuable et immortelle tout comme Dieu, ferme la bouche au marcionite ; car celui-ci ne réplique rien. Il était pourtant bien facile de réfuter cette réponse ; il ne fallait que demander à Origène si les bienheureux du paradis sont égaux à Dieu dans les attributs de l’immutabilité et de l’immortalité. Il eût répondu sans doute que non. Par conséquent lui aurait-on répliqué, une créature ne devient point Dieu dès qu’elle est déterminée au bien, et privée de ce que vous appelez franc arbitre. Vous ne satisfaites donc point à l’objection, car on vous demandait pourquoi Dieu ayant prévu que la créature pécherait, si elle était abandonnée à sa bonne foi, ne l’a point tournée du côté du bien, comme il tourne continuellement les âmes des bienheureux transportées dans le paradis ? Vous répondez d’une manière qui fait connaître que vous prétendez qu’on vous demande pourquoi Dieu n’a pas donné à la créature un être aussi immuable et aussi indépendant qu’il l’est lui-même ? Jamais on n’a prétendu vous faire cette demande. Saint Basile a fait une autre réponse qui a le même défaut. Dieu, dit-il, n’a point voulu que nous l’aimassions par force, et nous-mêmes nous ne croyons pas que nos valets soient affectionnés à notre service, pendant que nous les tenons à la chaîne, mais seulement lorsqu’ils obéissent de bon gré. Ὅτι καὶ σὺ τοὺς οἰκέτας, οὐχ ὅταν δεσμίους ἔχῃς, εὔνουσς ὑπολαμβάνεις, ἀλλ’ ὅταν ἑκουσίως ἴδῃς ἀποπληροῦντάς σοι τὰ καθήκοντα, καὶ Θεῷ τοίνυν οὐ τὸ ἠναγκασμένον φίλον, ἀλλὰ τὸ ἐξ ἀρετῆς κατορθούμενον, ἀρετὴ δὲ ἐκ προαιρέσεως καὶ οὐκ ἐξ ἀνάγκης γίνεται. Quoniam et tu servos, non quando vinctos in custodiâ tenes, benevolos esse tibi existimas ; sed cùm sponte omnia, quæ erga te oportet, videris agere. Sic item Deo cum puta fore amicum, non qui coactus, sed qui sponte suâ virtuteque illi obtemperat. Virtus verò ex-voluntate perficitur, non ex necessitate[2]. Pour convaincre saint Basile que sa pensée est très-fausse, il ne faut que le faire souvenir de l’état du Paradis. Dieu y est aimé, Dieu y est servi parfaitement bien : et cependant les bienheureux n’y jouissent pas du franc arbitre ; ils n’ont plus le funeste privilége de pouvoir pécher. Faut-il donc les comparer à ces esclaves qui n’obéissent que par force ? À quoi songeait saint Basile [* 1] ? Et puisqu’il répond aux difficultés par le parallèle qu’on a vu, c’est un signe que les sectateurs de Marcion, ni ceux de Manès, ne répliquaient rien, quand ils se voyaient accablés de cet argument ; et qu’ils ne s’avisaient pas de faire songer à la condition des âmes glorifiées. S’il y avait aujourd’hui des marcionites aussi forts à la dispute, que le sont, ou les jésuites contre les jansénistes, ou ceux-ci contre les jésuites, ils commenceraient par où leurs ancêtres finissaient. Ils attaqueraient d’abord le dernier retranchement d’Origène, savoir le franc-arbitre, et ils n’auraient pas fait trois syllogismes, qu’ils obligeraient le soutenant à confesser qu’il ne comprend pas ce qu’il avance[3], et que ce sont des abîmes de l’imperscrutable souveraineté du Créateur, où notre raison est engloutie, ne nous restant plus que la foi qui nous soutienne. C’est dans le vrai notre ressource : la révélation est l’unique magasin des argumens qu’il faut opposer à ces gens-là ; ce n’est que par cette voie que nous pouvons réfuter l’éternité prétendue d’un mauvais principe. Mais quand nous voulons déterminer de quelle manière s’est conduit le Créateur, à l’égard du premier péché de la créature, nous nous trouvons bien embarrassés. Toutes les hypothèses, que les chrétiens ont établies, parent mal les coups qu’on leur porte[4] : elles triomphent

  1. * Le père Merlin, dans les Mémoires de Trévoux, 1736, décembre, partie II, article 133, page 2816, a donné l’Examen d’un passage de saint Basile, censuré par Bayle à l’article Marcionites.
  1. Dialog. adv. Marcionit., sect. III, pag. 79, 80, edit. Basil. 1674.
  2. Basilus Magnus, tom. I, in Homiliâ, Quòd Deus non sit auctor mali, pag. 369.
  3. Ils prétendraient qu’un tel aveu ne diffère point de ce que l’on nomme être réduit à quia, et ad terminos non loqui.
  4. Voyez dans l’article Pauliciens, tom. XI, remarque (F), au premier alinéa, ce que je cite du Jugement de M. Jurieu sur les Méthodes relâchées d’expliquer la Grâce. Voyez aussi ce qu’un ministre français a répondu aux lu-