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MARILLAC.

sentait pas assez fort pour trouver des témoins et des commissaires à sa poste ; il ne faisait donc créer des commissions, que lorsqu’il savait que la conduite d’un ennemi, celle de Saint-Preuil, par exemple, fournirait des preuves aux commissaires.

Il se présente deux objections qui méritent d’être discutées. On peut m’alléguer, 1°. qu’il ne faut point considérer comme en équilibre l’écrit de M. du Châtelet, et les deux pièces anonymes que j’ai citées ; 2°. que l’iniquité du cardinal est du moins visible en ce qu’il fit condamner à la mort un maréchal de France, pour des fautes qui ne méritaient pas une si rude punition, et qu’il laissait impunies quand les gens ne lui avaient pas déplu.

Sur la 1re. de ces deux difficultés il faut que j’observe que ce n’est pas sans raison que je prétends que l’écrit de M. du Châtelet égale les deux écrits anonymes. Je sais bien que, devant être l’un des juges, il fut récusé comme l’auteur d’une satire très-piquante contre MM. de Marillac, et que le maréchal sur la sellette lui fit des reproches très-capables de l’irriter [1]. Je sais de plus qu’il se reconnut pour bien récusé, et qu’il n’assista point au jugement, et qu’il fit dans la prison les remarques que j’ai citées ; qu’il les fit, dis-je, afin de se réconcilier avec la cour, et qu’elles servirent à le remettre en liberté [2]. C’était donc un homme, me dira-t-on, qui écrivait d’un côté pour satisfaire sa haine, et de l’autre pour gagner les bonnes grâces du cardinal de Richelieu. Mais, je je vous prie, par quels motifs prenait-on la plume en travaillant aux deux pièces que je balance avec celle de M. du Châtelet ? N’avait-on pas une extrême haine contre ce cardinal, et une passion ardente de favoriser le maréchal de Marillac ? Doit-on moins se défier d’un écrivain d’invectives que d’un écrivain flatteur ? Pensez-vous que ces fugitifs qui écrivaient à Bruxelles, pour la reine-mère [3], assurés de faire leur cour aux Espagnols en déchirant le cardinal, et animés d’une colère excessive de voir que les avantages qu’ils avaient attendus en s’attachant aux intérêts de cette reine, s’en étaient allés en fumée par la supériorité qu’avait eue le cardinal ; pensez-vous, dis-je, que ces écrivains soient plus croyables que ceux qui étaient aux gages de ce premier ministre, et qui l’encensaient ? Ce n’est point être partial que de les tenir pour aussi suspects les uns que les autres.

La satire et la flatterie sont les deux pestes de l’histoire, ce sont deux sources qui empoisonnent les relations des événemens humains ; mais on peut dire que la contagion d’une plume médisante et dirigée par la haine et par le ressentiment est plus pernicieuse à l’histoire que la contagion des panégyristes. Un des plus célèbres historiens de l’antiquité remarque, que les histoires que l’on avait de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron, n’étaient point fidèles, parce qu’elles avaient été écrites, ou de leur vivant, ou un peu après leur mort, celles-là par des personnes que la crainte faisait mentir, celles-ci par des personnes dont la haine toute fraîche produisait la même infidélité [4]. Il remarque en un autre lieu, que la vérité avait été corrompue d’un côté par les flatteurs des princes, de l’autre par les mécontens du gouvernement, et que les uns et les autres s’étaient fort peu mis en peine d’instruire la postérité ; car il fallait que les lecteurs se déterminassent à choisir, ou un historien officieux, ou un historien ennemi : mais on se garantit plus aisément de l’imposture d’un flatteur, que de celle d’un critique ; on se dégoûte promptement des plumes vénales, et l’on se repaît avidement de la médisance et de l’envie. On regarde la flatterie comme une lâche servitude ; et la malignité d’un écrivain comme un généreux amour de la liberté. Il est impossible de penser plus juste ; c’est pourquoi je donne ici l’original d’une observa-

  1. Voyez la Relation du procès et condamnation du maréchal de Marillac, pag. 7.
  2. Voyez l’Hist. de l’Acad. française, p. 248.
  3. Notez que les deux pièces anonymes dont je parle sont imprimées dans le Recueil des Pièces pour la Défense de la reine-mère.
  4. Tiberii, Caiique, et Claudii, ac Neronis res, florentibus ipsis, ab metum falsæ ; postquàm occiderant, recentibus odiis compositæ sunt. Tacit., Annal., lib. I, cap. I.