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MAROT

ne fut jamais introduite dans le service public des réformés. S’il s’en fit des propositions, elles furent seulement examinées ; la décision fut toujours que l’on s’en tiendrait où l’on en était [1]. Les églises françaises, établies dans les pays étrangers depuis la révocation de l’édit de Nantes, ont continué à chanter la traduction de Clément Marot et de Théodore de Bèze. Enfin, on résolut tout de bon, dans l’église de Genève, de ne s’en plus servir, et d’introduire à la place la version de MM. Conrart et de la Bastide, après l’avoir retouchée, et y avoir fait quelques changemens. Les pasteurs et les professeurs de Genève firent savoir au public leur intention [2], par un avis qui fut imprimé au-devant de édition qu’ils donnèrent de cette nouvelle version, l’an 1695 ; et quelques années après ils abolirent l’usage de l’ancienne traduction, et prièrent les autres églises, par des lettres circulaires, d’en faire autant. Les églises de Hesse-Cassel, et de Neufchâtel ont établi l’innovation sur le même pied que l’église de Genève [3]. On ne sait pas encore [4] ce que feront les églises d’Angleterre et de Brandebourg ; mais on sait que le synode wallon assemblé à Rotterdam au mois d’août 1700, a résolu de retenir l’ancien usage, et de changer seulement quelques expressions ou quelques mots dans le vieux Psautier.

Il a paru une lettre d’un gentilhomme de Montpellier, datée du 5 de juin 1700, sur laquelle je ferai deux observations. Ce gentilhomme débite qu’après que M. Godeau eut fait imprimer sa Paraphrase sur les Psaumes, le jésuite Vavasseur mit en question s’il était poëte, dans une dissertation latine qui parut avec ce titre, An Godellus sit Poëta. Il se trompe : la dissertation de ce jésuite, Antonius Godellus, episcopus Grassensis, utrùm poëta, ne contient rien qui se rapporte aux psaumes de M. Godeau. Il dit qu’on peut appliquer aux poésies de Marot et de Bèze, ce que Quintilien disait d’Ennius : révérons les vers d’Ennius, comme nous révérons les bois que leur vieillesse nous rend vénérables, et dont les chênes antiques ébranchés ont moins de beauté qu’ils n’impriment de religion. Ennium sicut sacros vetustate lucos adoremus in quibus grandia, et antiqua robora jam non tantam habent speciem, quantam religionem. Quintil. lib. 10. cap. i. Il eût pu trouver dans Quintilien un autre passage plus propre à son but : c’est celui où il est marqué que les prêtres mêmes Saliens n’entendaient guère le cantique qu’ils chantaient ; mais que la religion ne permettait pas qu’on le changeât, et qu’il est juste de retenir les usages consacrés. Saliorum carmina vix sacerdotibus suis satis intellecta ; sed illa mutari vetat religio et consecratis utendum est [5]. Quand on allègue qu’il suffit d’ôter de la vieille traduction tantôt un mot, tantôt un autre, à mesure qu’ils deviennent bas, obscènes et inintelligibles, on ne manque pas de raisons très-spécieuses ; car il semble que pour éviter d’assez grands désordres ; il faut que les changemens de cette nature se fassent imperceptiblement. Si l’on emploie plusieurs siècles de suite cette méthode, il arrivera à la version de Marot et de Théodore de Bèze ce qui arriva au fameux navire de Thésée [6]. On le conservait comme une chose précieuse, et l’on n’y faisait des réparations qu’autant qu’il était fort nécessaire, c’est-à-dire qu’à porportion que quelque morceau s’en pourissait. Ce fut enfin un exemple dont les philosophes se servirent dans la dispute sur la question si les corps dont la matière a été changée, sont les mêmes corps, ou non.

Je ne ferai qu’une note sur la lettre que M. Jurieu a fait imprimer, où il condamne l’innovation. Il dit que les églises de France reçurent de l’église de Genève une liturgie et

  1. En style latin il faudrait dire que ces propositions furent antiquatæ : car le résultat fut antiqua maneant. Notez que les églises de France n’auraient pu rien décider sur cela ; car depuis que cette version fut faite, elles n’eurent point la permission de tenir un synode national.
  2. Voyez la lettre qui a pour titre : Réponse à une lettre imprimée que M. Jurieu a écrite à un ministre français de Londres, contre le Changement des Psaumes, proposé par l’église de Genève. Cette réponse contient treize pages in-4°., et est datée du 24 de juillet 1700.
  3. Là même, pag. 11.
  4. On écrit ceci en octobre 1700.
  5. Quintil., lib. I, cap. VI, pag. m. 39.
  6. Voyez Plutarque, in Theseo, p. 10, C.