Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T10.djvu/517

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
507
MONTMAUR.

dessus [* 1] que le savant Nicolas Bourbon, rempli de doutes sur les citations de Montmaur, n’osa lui faire un procès que quand il eut consulté à loisir sa bibliothéque [* 2]. Si vous joignez à cela que Montmaur était médisant et présomptueux, vous comprendrez sans aucune peine qu’il a dû être haï. Une beauté fière, qui offusque et qui éclipse toutes les autres dans les compagnies, est un objet odieux aux femmes. Les savans ne sont guère mieux disposés en semblable cas. Ceux qui virent qu’on ne pouvait tenir tête à ce professeur avec la langue recoururent à la plume, et le diffamèrent par écrit à qui mieux mieux.

J’ai ouï dire qu’un avocat, fils d’un huissier, lia un jour une partie avec quelques-uns de ses amis, pour mortifier Montmaur qui devait dîner chez le président de Mesmes. La troupe conjurée se rendit de très-bonne heure chez ce président. L’avocat et ses amis étaient convenus de ne laisser point parler ce professeur ; ils devaient se relever les uns les autres (et dès que l’un aurait achevé ce qu’il voudrait dire, un autre devait prendre la parole. Montmaur n’eut pas plus tôt paru dans la chambre, que l’avocat lui cria guerre ! guerre ! Vous dégénérez bien, répondit Montmaur, car votre père ne fait que crier paix-là ! paix-là [1] ! Ce fut un coup de foudre qui déconcerta les conjurés. L’avocat fut si interdit, qu’il ne put dire aucun mot pendant le repas. Je crois qu’en plusieurs autres rencontres Montmaur, par son babil et par son audace, se démêla aisément des piéges qu’on lui tendait. Je ne sais si ce fut un coup de hasard, ou un coup fait à la main ; mais enfin un jour qu’il dînait chez M. le chancelier Séguier, on laissa tomber sur lui un plat de potage en desservant. Il se posséda à merveille, et se mit à dire en regardant le chancelier (qu’il crut la cause de cette pièce), summum jus, summa injuria, et il mit tous les rieurs de son côté par cette prompte allusion [2]. Elle est fort ingénieuse, mais on n’en peut faire voir le fin dans une version française. C’est un jeu de mots qui roule sur ce que le chancelier de France est le chef de la justice, et que jus signifie en latin deux choses, la justice et du bouillon.

Notez qu’il y eut bien des personnes qui blâmèrent M. Ménage d’avoir composé une pièce si satirique contre Montmaur [3], et qu’il s’excusa entre autres raisons sur celle-ci, qu’il n’avait pas prétendu décrire la vie d’un parasite particulier, mais le caractère même de parasite par des traits d’invention. C’était vouloir se justifier par un mensonge [4]. Non parasitum unum aliquem, non assentatorem, sed omnes parasitos, omnes assentatores sub Mamurræ fictis conquisitisque vitiis deformati personâ, describere mihi mens fuit [5]. Je ne crois pas que M. Ménage ait jamais rien fait où l’érudition, l’esprit, et la politesse de langage, aient mieux paru ensemble. M. Simon de Valhebert m’a écrit qu’il a une pièce qui lui paraît être de M. Ménage : elle est tout-à-fait du style de sa requête des dictionnaires : elle est écrite d’une main qu’il ne connaît pas, mais avec quelques corrections de la main de M. Ménage, et a pour titre : Requête de Petrus Montmaur, professeur du roi en langue hellénique, à nos seigneurs de parlement. Elle contient plus de trois cents vers où son histoire paraît fort bien décrite, et ces vers sont de la même mesure que la Requête des Dictionnaires [* 3]. J’ai pris

  1. * Remarque (F).
  2. * Joly observe que Bourbon raconte différemment le fait, et cite le passage du Borboniana. Ce passage est imprimé à la suite des Mémoires de Bruys, II, 300.
  3. * La Requête de Petrus Montmaur est imprimée pag. 6-16 du tome II de l’Histoire de P. Montmaur par Sallengre.
  1. C’est l’occupation des huissiers pendant l’audience du palais.
  2. Voyez la Suite du Ménagiana, pag. 201 édit. de Hollande.
  3. Næ igitur in nos iniqui fuêre qui hunc nobis de Mamurrâ ludum..… velut atrox et flagitiosum facinus objecerunt. Menag. sub fin. epist. dedicat. Vitæ Mamurræ.
  4. M. Ménage parlait contre sa conscience, et M. de Balzac aussi, lorsqu’il disait dans la préface de son Barbon, que l’idée qu’il s’était proposée est une chose vague, et qui n’a nul objet défini......... C’était un spectre et un fantôme de ma façon, un homme artificiel que j’avais fait et organisé. Et par conséquent n’étant pas de même espèce que les autres hommes, et n’ayant pas un seul parent dans le monde, personne ne pouvait prendre part à ses intérêts, ni se scandaliser de son infamie.
  5. Menagius, sub fin. epist. dedicat. Vitæ Mamurræ,