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MORUS.

plus tenté que moi de changer de religion. Madame la duchesse d’Aiguillon me donna ordre de lui offrir de sa part quatre mille livres de pension. Je fis parler de cette affaire à M. de Péréfixe, alors archevêque de Paris, par M. l’abbé Gaudin, et M. de Péréfixe en parla au roi. Sa majesté dit là-dessus qu’il n’était pas temps, et que cela ferait tort à M. Morus, parce qu’il était alors en procès avec ses confrères. M. Morus mettait la division partout où il se trouvait. Il l’avait mise en Hollande et ailleurs, de même qu’à Paris. Je le comparais à Hélène, qui avait excité la guerre partout où elle avait été [1]... M. le maréchal de Grammont étant allé, par ordre du roi, voir le ministre Morus qui était malade à l’extrémité, à son retour le roi lui demanda comment il était ? Le maréchal lui dit : Sire, je l’ai vu mourir, il est mort en bon huguenot ; mais une chose en quoi je le trouve encore plus à plaindre, c’est qu’il est mort dans une religion qui n’est maintenant non plus à la mode qu’un chapeau pointu [2]. »

(O) Un de ses derniers panégyristes raconte un fait qui n’est pas vrai. ] « La Sorbonne en [3] fut un jour tout alarmée, et il se passa une chose glorieuse pour M. Morus, qui fit rougir tous ses docteurs, et qu’ils regardèrent comme une espèce d’enchantement. Un homme, dont le visage ne leur était nullement connu, et qu’ils prirent d’abord pour quelque prêtre de village, s’étant trouvé dans une de leurs disputes, demanda au professeur qui présidait alors dans cette assemblée, s’il lui voulait permettre de proposer quelques argumens. Ce qui lui ayant été accordé, il s’en acquitta d’une manière qui lui gagna bientôt l’estime de tous ces docteurs ; et comme ce nouvel antagoniste poussait ces argumens d’une terrible force, et au delà de ce qu’on en devait attendre, ils passèrent de l’estime à l’admiration. Mais quand ils virent que ce puissant adversaire les poussait à bout, et qu’ils ne savaient plus que répondre à la force de ses raisons, toute leur admiration et toute leur estime se changea en colère et en indignation, et la dispute s’échauffa si fort, que s’il ne fût sorti adroitement de ce lieu si dangereux, il avait à craindre quelque mauvais tour : mais il imita Jésus-Christ, notre grand maître, quand il sortit du temple pour éviter les embûches des pharisiens qu’il venait de confondre ; de même notre Morus, après avoir fermé la bouche aux pharisiens de ces derniers siècles, les amusa par de douces paroles, sortit de leur synagogue, et ainsi s’en alla. Après qu’il leur eut échappé, ils le firent suivre de loin par un de leurs disciples, pour découvrir le lieu où il entrerait, et pour s’informer ensuite quelle était cette espèce d’homme, qui en savait lui seul plus que toute la Sorbonne ensemble : ce qui ayant été remarqué par celui qu’ils désiraient tant de connaître, il se tourna vers celui qui le suivait, et ne lui dit que ces deux mots en le quittant : Memento Mori ; ce qui fit juger d’abord à ceux qui l’avaient envoyé, que celui qui leur avait donné tant de peine était cet homme si célèbre, l’une des colonnes de l’église de Charenton, et la terreur de la religion romaine [4]. » Voilà ce qu’on trouve dans un ouvrage qui paraît depuis un an, et qui mérite d’être lu. Il y a plus de vingt-cinq ans que je fis ce conte en présence d’un docteur en théologie, curé de R., homme d’esprit et fort versé dans les coutumes de sa religion. J’étais persuadé de ce fait ; car je l’avais ouï dire en diverses occasions à d’habiles gens, et à l’âge que j’avais alors, je ne me défiais guère de ce qui était narré par de telles bouches [* 1]. Le docteur me répondit,

  1. * Cette rétractation de Bayle prouve sa bonne foi. Joly et Leclerc le louent de s’être rétracté.
  1. Ménagiana, pag. 153 de la seconde édition de Hollande.
  2. Suite du Ménagiana, pag. 82.
  3. C’est-à-dire, de la force du génie de M. Morus.
  4. Panégyrique d’Alexandre Morus, imprimé à Amsterdam. chez Jean du Fresne, l’an 1695. pag. 14, 15, 16.