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MAHOMET.

heur du paradis comme quelque chose qui surpasse l’imagination, on n’y donne point de bornes. Tâchez de vous fixer à quelque idée, vous n’en venez point à bout, vos espérances vous portent plus haut, elles s’élancent au delà de toutes bornes. Mahomet ne vous laisse point cette liberté : il vous renferme dans de certaines limites ; il multiplie cent fois le plaisir que vous avez éprouvé, et vous laisse là. Qu’est-ce que cent fois en comparaison d’un nombre où l’on ne trouve jamais le dernier terme ? Mais, dira-t-on, l’Écriture ne vous parle que de plaisir en général, et si elle se sert d’une image corporelle, si elle promet que l’on sera rassasié de la graisse de la maison de Dieu, que l’on sera abreuvé au fleuve de ses délices[1], vous êtes avertis tout aussitôt que ce sont des métaphores qui cachent un plaisir spirituel. Cela ne touche pas les âmes mondaines comme si on leur promettait les plaisirs des sens. Je réponds que les âmes les plus plongées dans la matière préféreront toujours le paradis de l’Évangile à celui de Mahomet, pourvu qu’elles ajoutent foi historiquement à la description de la vision béatifique, quand même elles ajouteraient la même foi à l’Alcoran [2]. Je m’explique par cette supposition : Représentons-nous deux prédicateurs, l’un chrétien, et l’autre mahométan, qui prêchent devant des païens. Chacun tâche de les attirer à soi par l’étalage des joies du paradis. Le mahométan promet des festins et de belles femmes ; et pour mieux toucher ses auditeurs, il leur dit qu’en l’autre monde les plaisirs des sens seront cent fois plus délicieux qu’ils ne le sont dans celui-ci. Le chrétien déclare que les joies du paradis ne consisteront ni à manger, ni à boire, ni dans l’union des deux sexes ; mais qu’elles seront si vives, que l’imagination d’aucun homme n’est capable d’y atteindre, et que tout ce que l’on se peut figurer en multipliant cent fois, mille fois, cent mille fois, etc., les plaisirs de cette vie, n’est rien en comparaison du bonheur que Dieu communique à l’âme en se faisant voir à elle face à face, etc. N’est-il pas vrai que les auditeurs les plus impudiques et les plus gourmands aimeront mieux suivre le prédicateur chrétien que l’autre, quand même on supposerait qu’ils ajoutent autant de foi aux promesses du mahométan qu’aux promesses du chrétien ? Ils feraient sans doute ce que l’on voit faire à un soldat qui sait les offres de deux capitaines dont chacun lève du monde. Quoiqu’il se persuade qu’ils sont tous deux bien sincères, c’est-à-dire qu’ils donneront tout ce qu’ils promettent, il ne laisse pas de s’enrôler sous celui qui offre le plus. Tout de même ces païens préféreraient le paradis de l’Évangile à celui de Mahomet, quand même ils seraient persuadés que l’un et l’autre de ces deux prédicateurs ferait trouver à ses disciples la récompense qu’il aurait promise[3]. Car il ne faut pas s’imaginer qu’un voluptueux aime les plaisirs des sens, uniquement parce qu’ils découlent de source : il les aimerait également s’ils venaient d’ailleurs. Faites-lui trouver plus de plaisir à humer l’air dans une caverne, qu’à manger de bons ragoûts, il quittera de bon cœur les meilleurs repas pour aller dans cette caverne[4]. Faites-lui trouver plus de plaisir à examiner un problème géométrique qu’à jouir d’une belle femme, il quittera volontiers cette belle femme pour ce problème : et par conséquent on serait déraisonnable si l’on supposait qu’un mahométan entraînerait après lui tous les auditeurs voluptueux : car puisqu’ils n’aiment les plaisirs des sens que parce qu’ils n’en trouvent point de meilleurs, il est clair qu’ils y renonceraient sans aucune peine pour jouir d’un bonheur encore plus grand. Que nous importe, diraient-ils, que le paradis des chré-

  1. Psaume XXXVI, vs. 9. Voyez Gassendi, Ethicæ lib. I, cap. II, pag. m. 679, qui s’attachant à la force de l’hébreu, rapporte ainsi ce passage : Inebriabuntur ab ubertate domùs tuæ, et de torrente voluptatis tuæ potabis eos.
  2. Prenez garde à la note suivante.
  3. Ceci se doit entendre en mettant à part la doctrine de la grâce, selon laquelle il faut dire que c’est par un don de Dieu, et par la faveur du Saint-Esprit, que l’on choisit la vraie église. Nous parlons ici selon la supposition où l’on ne considère que les motifs d’intérêt ou d’amour-propre, qui détermineraient les gens au choix d’une religion.
  4. ... Trahit sua quemque voluptas.
    Virgilius, eclog. II, vs. 65.