Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T11.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
ORIGÈNE.

(E) Nous examinerons… ce qu’il suppose que pourroit dire un origéniste après avoir vu toutes les objections des manichéens.] Quoique les raisonnemens qu’il lui prête soient courts et serrés, je crois néanmoins que j’en garderai toute la force si je les réduis à ces trois propositions. « 1o, Dieu nous a faits libres, pour donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, et à la récompense et aux peines[1]. » 2o. Il ne damne personne simplement pour avoir péché, mais pour ne s’être pas repenti[2]. 3o. Les maux physiques et moraux du genre humain sont d’une durée si courte en comparaison de l’éternité, qu’ils ne peuvent pas empêcher que Dieu ne passe pour bienfaisant et pour ami de la vertu[3]. C’est dans cette dernière proposition que se trouve toute la force de l’origéniste, et voici pourquoi : c’est qu’il suppose que les tourmens de l’enfer ne dureront pas toujours, et que Dieu après avoir jugé que les créatures libres ont assez souffert, les rendra ensuite éternellement heureuses[4]. Le bonheur éternel qui leur sera conféré remplit l’idée d’une miséricorde infinie, quand même il aurait été précédé de plusieurs siècles de souffrance ; car plusieurs siècles ne sont rien en comparaison d’une durée infinie, et il y a infiniment moins de proportion entre le temps que cette terre doit durer et l’éternité, qu’il n’y en a entre une minute et cent millions d’années[5]… « Parmi les hommes, ceux qui traitent un enfant de quelque incommodité, et qui le guérissent par un remède amer, ne font que rire des plaintes qu’il fait de cette amertume, parce qu’ils savent qu’en très-peu de temps il ne la sentira plus, et que le remède lui fera du bien. Il y a infiniment plus de disproportion entre Dieu et les hommes les plus éclairés, qu’il n’y en a entre eux et les enfans les plus simples. Ainsi nous ne pouvons pas nous étonner raisonnablement que Dieu regarde les maux que nous souffrons comme presque rien ; lui qui seul a une idée complète de l’éternité, et qui regarde le commencement et la fin de nos souffrances comme infiniment plus proches que le commencement et la fin d’une minute. Il faut raisonner de même des vices et des actions vicieuses, qui à l’égard de Dieu ne durent pas longtemps, et qui dans le fond ne changent rien dans l’univers. Si un horloger faisait une pendule qui, étant montée une fois, allât bien pendant une année entière, excepté deux ou trois secondes qui ne seraient pas égales, lorsqu’elle commencerait à marcher, pourrait-on dire que cet ouvrier ne se piquerait pas d’habileté, ni d’exactitude dans ses ouvrages ? De même si Dieu redresse un jour, pour toute l’éternité, les désordres que le mauvais usage de la liberté aura causés parmi les hommes, pourra-t-on s’étonner qu’il ne les ait pas fait cesser pendant le moment que nous aurons été sur cette terre[6] ? »

Voyons ce qu’un manichéen pourrait répondre à ce discours d’un origéniste.

I. La première chose qu’il pourrait dire est que nous ne trouvons point dans notre esprit l’idée de deux sortes de bonté, dont l’une consiste à faire un présent dont on prévoit les mauvais effets sans qu’on les arrête, quoiqu’on le puisse ; et l’autre à faire une grâce tellement conditionnée qu’elle servira toujours à l’avantage de celui qui la reçoit. Il n’est pas besoin que j’avertisse que par idée de la bonté on n’entend une bonté imparfaite, telle qu’elle se rencontre dans le cœur de l’homme pécheur, mais une bonté que les abstractions de logique détachent de tout défaut. Cette bonté idéale n’est point un genre qui ait au-dessous de soi les deux espèces que j’ai décrites. Son attribut essentiel et distinctif est de disposer son sujet à faire des biens, qui par les voies les plus courtes et les plus certaines dont il se puisse servir rendent la condition de celui qui les reçoit. Cette bonté idéale exclut essentielle-

  1. Parrhasiana, pag. 306.
  2. Là même, pag. 307.
  3. Là même, pag. 308.
  4. Là même, pag. 312.
  5. Là même, pag. 309.
  6. Là même, pag. 310, 311.