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PAULICIENS.

Outre que par les idées que nous avons d’un être créé, nous ne pouvons point comprendre qu’il soit un principe d’action, qu’il se puisse mouvoir lui-même, et que, recevant dans tous les momens de sa durée son existence et celle de ses facultés, que la recevant, dis-je, tout entière d’une autre cause, il crée en lui-même des modalités par une vertu ai lui soit propre. Ces modalités doivent être ou indistinctes de la substance de l’âme, comme veulent les nouveaux philosophes, ou distinctes de la substance de l’âme, comme l’assurent les péripatéticiens. Si elles sont distinctes, elles ne peuvent être produites que par la cause qui peut produire la substance même de l’âme : or il est manifeste que l’homme n’est point cette cause, et qu’il ne le peut être. Si elles sont distinctes, elles sont des êtres créés, des êtres tirés du néant, puisqu’ils ne sont pas composés de l’âme, ni d’aucune autre nature préexistante : elles ne peuvent donc être produites que par une cause qui peut créer. Or toutes les sectes de philosophie conviennent que l’homme n’est point une telle cause, et qu’il ne peut l’être. Quelques-uns veulent que le mouvement qui le pousse lui vienne d’ailleurs, et qu’il puisse néanmoins l’arrêter, et le fixer sur un tel objet[1]. Cela est contradictoire puisqu’il ne faut pas moins de force pour arrêter ce qui se meut que pour mouvoir ce qui se repose. La créature ne pouvant donc pas être mue par une simple permission d’agir, et n’ayant pas elle-même le principe du mouvement, il faut de toute nécessité que Dieu la meuve ; il fait donc quelque autre chose que de lui permettre de pécher. 3°. Cela se prouve par une nouvelle raison, c’est qu’on ne saurait comprendre qu’une simple permission tire du nombre des choses purement possibles les événemens contingens, ni qu’elle mette la divinité en état d’être certainement assurée que la créature péchera. Une simple permission ne saurait fonder la prescience divine. C’est ce qui engage la plupart des théologiens à supposer que Dieu a fait un décret qui porte que la créature péchera. C’est selon eux le fondement de la prescience. D’autres veulent que le décret porte que la créature sera mise dans les circonstances où Dieu a prévu qu’elle pécherait. Ainsi les uns veulent que Dieu ait prévu le péché à cause de son décret, et les autres qu’il ait fait le décret à cause qu’il avait prévu le péché. De quelque manière qu’on s’explique, il s’ensuit manifestement que Dieu a voulu que l’homme péchât, et qu’il a préféré cela à la durée perpétuelle de l’innocence, qu’il lui était si facile de procurer et d’ordonner. Accordez cela si vous pouvez, avec la bonté qu’il doit avoir pour sa créature, et avec l’amour infini qu’il doit avoir pour la sainteté. 4°. Que si vous dites, avec ceux qui se sont le plus approchés de la méthode qui disculperait la Providence, que Dieu n’a point prévu la chute d’Adam, vous ne gagnez que peu de chose ; car pour le moins il a su très-certainement que le premier homme courrait risque de perdre son innocence, et d’introduire dans le monde tous les maux de peine et de coulpe qui ont suivi sa révolte. Ni sa bonté, ni sa sainteté, ni sa sagesse, n’ont pu permettre qu’il hasardât ces événemens ; car notre raison nous convainc d’une manière très-évidente qu’une mère qui laisserait aller ses filles au bal, lorsqu’elle saurait très-certainement qu’elles y courraient un grand risque par rapport à leur honneur, témoignerait qu’elle n’aime ni ses filles, ni la chasteté : et si l’on suppose qu’elle a un préservatif infaillible contre toutes les tentations, et qu’elle ne le donne point à ses filles en les envoyant au bal, on connaît avec la dernière évidence qu’elle est coupable, et qu’elle se soucie peu que ses filles gardent leur virginité. Poussons la comparaison un peu plus loin. Si cette mère allait à ce bal, et si par une fenêtre elle voyait et elle entendait l’une de ses filles, se défendant faiblement, dans le coin d’un cabinet, contre les demandes d’un jeune galant ; si, lors même qu’elle verrait que sa fille n’aurait plus qu’un pas à faire, pour acquiescer aux désirs du tentateur, elle n’allait pas la secourir et la délivrer du piége, ne dirait-on

  1. Le père Malebranche, au Traité de la Nature et de la Grâce.