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PAULICIENS.

la symétrie pour entreprendre de la troubler, et il nous a paru plus légitime de vous laisser exposé à une fracture d’os.

Je ne nie point que la permission de se servir d’une chose, et d’en abuser[1], n’ait eu quelquefois le caractère d’une faveur très-spéciale ; mais alors cette punition emporte avec elle l’impunité de l’abus. Cela donc ne sert de rien dans la cause qui s’agite ici. Voyez la note[2].

II. Mais la seconde chose qui me reste à proposer fera plus de peine encore que l’autre aux défendeurs. J’ai raisonné jusques ici sur ce principe, quand ceux qu’on aime ne peuvent être garantis, ou de la mort, ou de l’infamie, ou de quelque autre grand mal, à moins qu’on ne leur fasse sentir une peine plus petite, on est obligé de la leur faire sentir. La complaisance, la tolérance, qu’on aurait pour leurs caprices, ou pour leurs mauvaises inclinations, serait moins un acte de bonté qu’un acte de cruauté ; et comme ils seraient les premiers à s’en fâcher quand ils auraient pu examiner les conséquences, ils seraient aussi les premiers à remercier du mal qu’on leur aurait fait si utilement. L’évidence de ces propositions saute aux yeux de tout le monde, et l’on ne saurait douter qu’Adam et Ève n’eussent considéré comme une nouvelle faveur, aussi grande que les précédentes, les saccades que Dieu leur aurait données pour les empêcher de tomber.

Voilà sur quoi roulent les principes de ma première observation ; mais présentement je me sers d’un autre moyen : j’accorde aux adversaires tout ce qu’ils demandent, je consens qu’ils établissent que puisque l’homme avait reçu le privilége de la liberté, il lui en fallait laisser la possession et l’usage à pur et à plein, et ne lui faire pour rien au monde la moindre contrainte. Je consens qu’on dise que ce n’était pas le temps de sauver une personne en la tirant par les bras, ou par les cheveux, en la jetant par terre, et en lui disant : il t’est dur de regimber contre l’aiguillon[3]. Que la liberté fût une barrière absolument inviolable et un privilége auquel il ne fût permis de donner aucune atteinte, j’y consens. N’y avait-il pas assez de moyens avec tout cela de prévenir la chute de l’homme ? Il ne s’agissait point de s’opposer à un mouvement corporel : c’est une position chagrinante ; il ne s’agissait que d’un acte de volonté. Or tous les philosophes crient que la volonté ne saurait être contrainte, voluntas non potest cogi, et il y a contradiction à dire qu’une volition soit forcée ; car tout acte de la volonté est volontaire essentiellement. Or il est infiniment plus facile à Dieu d’imprimer dans l’âme de l’homme tel acte de volonté que bon lui semble, qu’il ne nous est facile de plier une serviette ; donc, etc. Voici encore une observation plus victorieuse. Tous les théologiens conviennent que Dieu peut procurer infailliblement un bon acte de volonté dans l’âme humaine, sans lui ôter les fonctions de la liberté[4]. Une délectation prévenante, la suggestion d’une idée qui affaiblisse l’impression de l’objet tentant, mille autres moyens préliminaires d’agir sur l’esprit, et sur l’âme sensitive, font qu’à coup sûr l’âme raisonnable fait un bon usage de sa liberté, et se tourne vers le droit chemin sans y être poussée invinciblement. Calvin ne nierait pas cela à l’égard de l’âme d’Adam, pendant le temps d’innocence, et tous les théologiens de l’église romaine, sans en excepter les jansénistes[5], l’avouent à l’égard de l’homme pécheur. Ils reconnaissent qu’il peut mériter, quoiqu’il n’agisse qu’avec une grâce ou efficace par elle-même, ou suffisante à un tel degré qu’elle est infailliblement suivie de son effet. Il

  1. L’empereur Nerva permit ces deux choses au père d’Hérodes Atticus, qui avait trouvé un trésor chez lui. Voyez les Commentaires de Tristan, tom. I, pag. 357 ; et les Voyages de M. Spon, tom. II, pag. 164, édit. de Hollande.
  2. La bonne manière de conférer un bienfait n’est pas de permettre qu’on en abuse, mais d’y joindre l’art de s’en servir. Sans cela un présent est un corps sans âme, comme Horace, epist. IV, lib. I, vs. 6, ad Tibullum, l’insinue :

    Non tu corpu eras sinè pectore : Dii tibi formam,
    Dii tibi divitias dederant artemque fruendi.

  3. Actes des Apôtres, chap. IX, vs. 5.
  4. Dans la remarque (G) de l’article Marcionites, tom. X, pag. 235.
  5. C’est-à-dire en prenant droit sur ce qu’ils soutiennent qu’ils condamnent les propositions de Jansénius au sens que le pape les a condamnées.