Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T12.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
577
RONSARD.

quelques odes qu’on lui détenait, et qu’on lui avait dérobées adroitement. ] Voilà un procès fort singulier ; je ne doute pas que Ronsard ne s’y échauffât autant que d’autres feraient pour recouvrer l’héritage de leurs pères. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : le dernier soutenait devant les juges le personnage le plus odieux, mais l’autre ne laissait pas de leur apprêter un peu à rire. N’ôtons rien de la narration de Claude Binet. « Ainsi que le bruit couroit des amours de Cassandre, et de quatre livres d’Odes, que ja Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace, comme le plus souvent les bons esprits sont jaloux les uns des autres : Du Bellay, qui avoit sur le mesme subject d’amour chanté son Olive, aprés luy voulut s’essayer aux odes sur l’invention et crayon de celles de Ronsard, qu’il trouva moyen de tirer et de voir sans son sceu : il en composa quelques unes, lesquelles avec quelques sonnets sans mot dire, pensant prevenir la renommée de Ronsard, il mit en lumiere sous le nom de Recueil de Poësie, qui engendra en Ronsard, si non une envie, à tout le moins une raisonnable jalousie contre du Bellay, jusques à intenter action contre luy pour le recouvrement de ses papiers, lesquels ayant retiré par droit, non seulement ils quitterent leur querelle, mais Ronsard ayant incité du Bellay à continuer ses odes, redoublerent leur amitié, et jugerent que telles petites ambitions sont les plus douces et ordinaires pestes des cœurs genereux : et que comme les esprits jaloux de gloire facilement se courroucent, aussi promptement se réunissent-ils [1]. »

(M) Il se rendit dur et obscur par le fréquent emploi de leurs fables. ] On s’en plaignit dès ce temps-là, ce qui fit que ses partisans le commentèrent. Les Amours de Cassandre furent commentés par Muret : le Ier. livre de ses Amours pour Marie fut commenté par Remi Belleau, et le IIe. par Nicolas Richelet : ses sonnets pour Hélène, les V livres de ses odes, et ses hymnes, furent commentés par le même Richelet : toutes les pièces de la IXe. partie de ses Œuvres ont reçu le même honneur de Claude Garnier. Outre diverses pièces de la Iere. partie, Pierre de Marcassus a commenté la Franciade, qui fait la IIIe. ; le Bocage royal, qui fait la IVe ; les éclogues, mascarades, et cartels, qui font la Ve. ; les élegies, qui font la VIe. ; et les poëmes qui font la VIIIe.[2]. Jean Besli[* 1] avocat du roi à Fontenai-le-Comte a commenté les hymnes[3]. On pousse à bout le pauvre Ronsard dans le Parnasse réformé, en lui reprochant ses ténèbres impénétrables sans le secours d’un bon commentaire. On lui allègue en particulier son

Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, etc.


Croyez-vous tout de bon, lui demande-t-on [4], que votre Cassandre, pour qui vous aviez fait ce sonnet, en eût une pensée si avantageuse ? Peut-on s’imaginer qu’elle connût ce frère que vous lui donnez ? Pensez-vous que le Dolope soudart, le Myrmidon, le Corébe insensé, et le Grégeois Pénélée lui fussent des noms fort intelligibles ; et n’était-ce rien pour une fille que d’avoir à déchiffrer toutes les fables du siège de Troie ?

On trouverait plus excusable la dureté et l’obscurité de Ronsard, s’il eût été le premier qui eût défriché la poésie française ; mais il n’a tenu qu’à lui de la voir pleine de charmes et d’agrémens naturels, et à deux pas de la perfection ; dans les écrits de Marot. Quels secours ne pouvait-il pas y prendre ? Rapportons le sentiment de M. de la Bruyère. « Marot, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère entre ce premier et nous, que la différence de quelques mots. Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu’ils ne lui ont servi : ils l’ont

  1. * C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de 1697 et de 1702 ; mais l’édition de 1720 et toutes les suivantes portent Bessi, ce que Leclerc présumait avec raison n’être qu’une faute d’impression.
  1. Binet, Vie de Ronsard, pag. 129, 130.
  2. Baillet, Jugemens sur les Poëtes, n. 1335.
  3. Colomes., Observ. sacræ, pag. 54.
  4. Parnasse réformé, pag. 91, 92, édition de Hollande.