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RONSARD.

retardé dans le chemin de la perfection, ils l’ont exposé à la manquer pour toujours et à n’y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot [1]. » Mais comment eussent-ils produit ce bon effet sur un homme de si peu de goût, qu’il ne les considérait que comme un amas de boue mêlée de quelques grains d’or ? Il avait tousjours en main, comme nous l’apprend l’auteur de sa vie[2], quelque poëte françois... et principalement... un Jean le Maire de Belges, un Romant de la Rose, et les Œuvres de Clement Marot, lesquelles il a depuis appellé, comme on lit que Virgile disoit de celles d’Ennie ; Les nettayeures dont il tiroit comme par une industrieuse laveure de riches limures d’or. M. de la Bruyère n’aurait pas trouvé fort industrieuse cette lavure ; il eût dit que Ronsard prenait la terre et jetait l’or.

(N) Quelques expressions obscènes. ] Je n’en citerai qu’un exemple allégué par M. Ménage, dans l’endroit où il lui reproche d’avoir employé des fables obscures. Nous ne devons employer, dit-il[3], que les fables qui sont connues de tout le monde. Ronsard, pour en avoir employé qui ne sont connues que des savans ; et qui ne se trouvent que dans les scoliastes, comme est celle qu’il a rapportée dans ces vers de l’ode XXI, livre II, et qu’il a prise du scoliaste de Nicandre,

Ny les fleurons que diffama
Venus, alors que sa main blanche
Au milieu du lis renferma
D’un grand asne le roide manche.


au lieu d’acquérir la réputation de docte, a acquis celle de pédant. Voici la note de Nicolas Richelet sur ces quatre vers de Ronsard. « Cela se lit dans les Alexipharmaques de Nicandre. Et ne sait-on pas comment il se peut entendre du lis, que le même Nicandre appelle ailleurs les délices de Vénus : et de fait que notre auteur en doute aucunement, quand en cette même ode il parle encore du lis, et ce serait une superfluité de parler deux fois d’une même fleur. Or Nicandre dit, que ce fleuron, quel qu’il soit, voulut un jour contester de beauté contre Vénus, qui par dépit et en vengeance enferma au milieu de ses feuilles la vergogne d’un âne.

...Τότ᾽ ἀπέςυγεν, ἀϕρὼ
Οὐνεκ᾽ ἐριδμαίνεσκε χροῆς ὕπερ, ἐν δὲ νυθρίοις
Ἀργαλἑην μεσάτοισιν όνειδίην ἐπέλασσε
Δεινὴν βρωμήεντος ἐναλδήσασα χορύνην[4]. »


Ce commentateur ne se plaint point de l’obscénité du texte.

(O) Qui furent pourtant payées d’un bien sacré. ] Consultez le sieur Sorel : il dit que les odes de Ronsard, « qui sont à la louange de quelqu’un, ne manquent pas d’imiter Pindare, et pour les autres, qui sont indifférentes, elles sont quasi toutes prises d’Anacréon, tellement que l’on n’y voit presque autre chose, sinon que possible demain nous ne serons plus qu’un peu de poussière, et qu’il faut jouir du temps quand nous l’avons, et s’adonner à boire ou à faire l’amour, ce qui semble être des préceptes d’un homme qui ne croit point l’immortalité de l’âme. Les hymnes n’exhortent pas beaucoup plus à la vertu ; les unes ne sont que des répétitions de ce qui est dans Homère et les autres poëtes, comme les hymnes de Calaïs et Zèthes, et de Castor et Pollux, ce qui n’est guère à propos : car il n’est pas besoin d’aller chanter des louanges à ces personnages imaginaires. Pour l’hymne d’Hercule comparé à Jésus-Christ, tant en sa naissance qu’en ses labeurs, c’est une chose qui ne saurait donner de la dévotion ; car ces applications si éloignées nous font plutôt rire que de nous faire songer à nous repentir de nos fautes[5]. »

  1. La Bruyère, Caractères, au chap, des Ouvrages de l’Esprit, pag. m. 82
  2. Binet, Vie de Ronsard, pag. m. 121.
  3. Ménage, Observations sur Malherbe, pag. 531.
  4. Richele, sur le IIe. livre des odes de Ronsard, pag. m. 306.
  5. Sorel, Remarques sur le XIIIe. livre du Berger extravagant, pag. 648.