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SAPHO.

qu’avant elle quelques hommes l’avaient fait[1]. Plusieurs poëtes ont parlé de ce désespoir de Sapho. L’un d’eux[2], ayant épuisé tous les conseils qu’il pouvait donner à un amant malheureux, et le renvoyant enfin au grand remède de tous les maux, se sert de cette expression :

Quod sibi suaserunt Phædra et Elissa, dabunt
Quod Canace, Phyllisque, et fastidita Phaoni.


Et voici ce que dit Stace :

Stesichorusque ferox, saltusque ingressa viriles
Non formidatâ temeraria Leucade Sappho[3].

Pline nous apprend un conte touchant la cause de l’amour de Sapho pour Phaon. On disait que les qualités occultes d’une certaine herbe avaient excité cette passion. Voici les paroles de Pline. Ex his, il parle des différentes espèces de l’éryngium ou du chardon roland, candidam nostri centum capita vocant...... Portentosum est quod de eâ traditur ; radicem ejus alterutrius sexûs similitudinem referre raram inventu : sed si viris contigerit mas, amabiles fieri. Ob hoc et Phaonem Lesbium dilectum à Sapho. Multæ circa hoc non magorum solùm vanitates, sed etiam pythagoricorum[4]. C’est-à-dire, selon la version de Pinet, les Latins appellent l’éryngium blanc centum capita...... Et certes c’est grand cas, si ce qu’on dit de cette racine est vrai. Car il y en a qui disent que la racine de l’éryngium blanc (qui est fort rare) est faite à mode de la nature d’un homme ou d’une femme : et tient-on que si un homme en rencontre une qui soit faite à mode du membre de l’homme, il sera bien aimé des femmes : et a-t-on opinion que cela seul induisit la jeune Sappho à porter amitié à Phaon Lesbien. Et certes, non-seulement les magiciens Mais aussi les sectateurs de Pythagoras disent monts et merveilles de cette racine. Ce sont tous contes de vieille. Le tempérament de Sapho était assez combustible sans les qualités occultes d’aucune plante.

(G) ....... Quelle dureté ! ] La cruauté de Phaon ne nous surprendra pas tant, si nous faisons réflexion que Sapho n’était qu’une veuve sur le retour qui n’avait jamais été belle, qui avait fait mal parler d’elle durant sa viduité, et qui ne gardait nulles mesures à témoigner la violence de son amour. Un homme qui est tant soit peu délicat ne demande point qu’on le recherche avec si peu de bienséance ; il en tire de mauvais augures. Ajoutez à cela que Sapho ne pouvait avoir la grâce de la nouveauté ; chose qui peut réparer quelquefois, même auprès des gens délicats, le défaut de la beauté et de la fleur de la jeunesse. Phaon savait tout ce de quoi elle était capable : les arbres et les gazons en avaient été les confidens : et peut-être que sa fuite venait plutôt d’épuisement que d’indifférence. Pesez bien ce qu’elle lui écrit elle-même par la plume d’Ovide :

Hé quoque laudabas, omnique à parte placebam,
Sed tum præcipuè cùm fit amorit opus.
Tunc te plus solito lascivia nostra juvabat,
Crebraque mobilitas, aptaque verba joco ;
Quique, ubi jam amborum fuerat confusa voluptas,
Plurimus in lasso corpore languor erat,
........................
Invenio silvam quæ sæpè cubilia nobis
Præbuit, et multâ texit opaca comâ,
Agnovi pressas noti mihi cespitis herbas ;
De nostro curvum pondere gramen erat.
Incubui tetigique locum quâ parte fuisti.


Elle n’était point alors capable d’entendre raison, comme quand elle représenta à un jeune homme qui la recherchait en mariage, qu’étant plus âgée que lui elle ne le voulait point épouser[5]. Plus Phaon eût été jeune, plus l’aurait-elle trouvé son fait. Si j’ai dit qu’elle n’avait jamais été belle, c’est parce que j’ai cru préférable à l’autorité de Platon, qui l’a nommée La belle Sapho[6], l’autorité d’Ovide qui la fait parler ainsi :

Si mihi difficilis formam natura negavit,
Ingenio formæ damna rependo meæ.
Sum brevis. At nomen quod terras impleat omnes
Est mihi : mensuram nominis ipse fero.
Candida si non sum : placuit Cepheïa Perseo.

  1. Scaliger in Ausonium, Cupid. crucif.
  2. Auson., epigr, XCII.
  3. Stat., lib. V. Silv. III, vs. 154.
  4. Plinus, lib. XXII, cap. VIII, pag. m. 183.
  5. Fragment de lettre rapporté par Mad. le Fèvre.
  6. In Phædro, pag. m. 1214. Athénée la nomme aussi la belle Sapho, lib. XIII, pag. 596, et Plutarque aussi, de Amore, pag. 763, et Julien l’apostat, epist. ad Alypium Cæsar.