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SARA.

filles, Milca et Jisca. Cette raison est si convaincante, qu’elle contraint plusieurs de nos adversaires à supposer que Sara et Jisca sont la même personne. Ils font bien de l’honneur à l’historien sacré. Ô l’admirable écrivain que ce serait, si dans trois lignes il donnait deux noms différens à une femme, sans avertir que ce ne sont que les deux noms d’une seule et même personne ! Voyez, dans le chapitre XXII de la Genèse, la liste des enfans de Nacor : vous n’y trouvez point Sara, et vous y voyez que son premier-né était venu au monde depuis qu’Abraham était sorti de son pays ; car ce fut au retour de la montagne de Morija, où Abraham avait voulu immoler son fils Isaac, qu’il ouït dire que Milca avait donné huit enfans à Nacor son mari, savoir Huts son premier-né, etc. De plus serait-il possible que, si Sara avait été fille d’Haran, l’Écriture n’eût jamais parlé de Loth comme de son frère ?

VII. Il est facile de répondre à ceux qui objectent les paroles de l’Écriture [1], où Sara est nommée la belle-fille de Tharé ; car une femme mariée se considère plutôt par les relations du mariage que par celles de la naissance.

(B) A deux enlèvemens. ] Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau[* 1]. Dans tous les deux, Abraham supprime qu’il soit le mari de Sara : il veut qu’elle dise qu’il est son frère ; il fait cela de peur qu’on ne le massacre si l’on vient à savoir qu’il est son mari, et afin qu’on lui fasse du bien pour l’amour d’elle, quand on aura cru qu’elle n’est point son épouse. Dans tous les deux, le ravisseur, puni d’en-haut avant qu’il puisse satisfaire sa passion, restitue Sara, comble de présens le mari, et lui reproche ses mensonges. Le premier de ces enlèvemens fut fait, en Égypte, par le roi Pharaon : le second fut fait, en Guérar, par Abimélec, roi des Philistins. Sara était âgée de soixante-cinq ans de le moins lorsque Pharaon l’enleva ; car elle avait dix ans moins que son mari[2], et leur voyage d’Égypte est postérieur à la sortie Charan, c’est-à-dire à la soixante et quinzième année d’Abraham[3]. Quant au voyage de Guérar, il fut fait après l’annonciation de la naissance d’Isaac, c’est-à-dire lorsque Abraham avait atteint la centième année de sa vie. Qu’on fasse tout ce qu’on voudra, cette histoire est une preuve qu’Abraham craignait plus la mort que le déshonneur conjugal, et qu’il n’était rien moins que mari jaloux. Il remet aux soins paternels de la Providence l’honneur et la pudicité de Sara : mais il prend les devans pour la conservation de sa vie, et il ne néglige pas les moyens humains. Ne vouloir pas reconnaître là l’infirmité de la nature corrompue, c’est s’aveugler volontairement. Ce patriarche aurait pu dire en cette rencontre,

Homo sum : humani nihil à me alienun puto[4].


Ceux qui croient que la crainte du péril le faisait mal raisonner se trompent : il n’y a point de crainte de Dieu en ce pays-ci, disait-il[5] ; ils me tueront à cause de ma femme. Il croyait donc que ceux qui ne feraient pont scrupule de tuer un homme en feraient un d’enlever une femme mariée. Oui, il le croyait, et avec raison. Le bien de la société, plus sans doute que l’amour de la vertu, a fait regarder le rapt d’une femme mariée comme une injustice criante dont les souverains mêmes ont eu à craindre de fâcheuses suites ; mais on ne trouvait pas fort mauvais qu’un grand seigneur s’accommodât d’une femme non mariée pour augmenter le nombre de ses concubines. Ainsi Abraham raisonnant solidement pouvait être fort assuré que pour le moins la crainte des hommes empêcherait les Égyptiens et les Philistins de lui enlever sa femme et de le laisser vivre, lui qui serait un témoin perpétuel de la violence qu’on aurait faite à une

  1. * Dans le Nouveau Recueil de pièces fugitives d’Histoire et de Littérature, par M. l’abbé Archimbaud, tom. IV, art. 3, on trouve, dit Joly, une Dissertation sur l’enlèvement de Sara, où l’auteur prétend prouver que la pudicité de Sara ne souffrit aucune atteinte à son premier enlèvement dans le palais de Pharaon. Joly renvoie aussi à l’Examen du pyrrhonisme, par M. de Crousaz, pag. 744, et aux Mémoires de Trévoux, juillet 1736, seconde partie, article 80.
  1. Genèse, XI, 31.
  2. Il est dit, Genèse, XVII, 17, qu’elle avait quatre-vingt-dix ans lorsqu’Abraham en avait cent.
  3. Genèse, XII, 4.
  4. Terent., in Heautont, act. I, sc. I, pag. m. 112
  5. Genèse, XX, 11.