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SADUCÉENS.

port à la vertu, consiste à être persuadé de l’éternité des peines et des récompenses, et qu’ainsi en ruinant le dogme de l’immortalité de l’âme, on casse les meilleurs ressorts de la religion. On peut fortifier cette pensée par deux remarques ; l’une, qu’il n’est presque pas possible de persuader aux gens qu’ils prospèreront sur la terre en vivant bien, et qu’ils seront accablés de la mauvaise fortune en vivant mal. Chacun croit voir tous les jours mille et mille exemples du contraire ; et où sont les docteurs assez éloquens pour persuader ce qu’on s’imagine être démenti par une suite continuelle d’expériences ? Ils pourront bien éluder nos objections en nous assurant que nous ne connaissons guère en quoi consiste la vraie prospérité et la vraie adversité[1], et que les méchans sont assez punis par les remords de leur conscience au milieu de leurs richesses et de leurs pompes[2], pendant qu’un honnête homme est dignement récompensé par la seule possession de la vertu, et par le bon témoignage qu’il se peut rendre à soi-même[3]. Ils nous diront là-dessus cent belles choses ; ils nous étourdiront, et ils formeront en nous une espèce de persuasion ; mais ils ne bâtiront pas à demeure ; ce ne sera qu’une foi intermittente : ils auront à craindre que dans les mauvais intervalles nous ne les nommions de faux docteurs, et ne leur fassions les mêmes reproches que Brutus fit à la vertu[4]. Si vous m’objectez qu’il y a dans le cœur des hommes une certaine impression qui se réveille souvent, et qui est assez active ; elle fait croire, en dépit des expériences, que la piété jouira du temporel, et que l’inobservation de la loi de Dieu sera punie dans ce monde ; si vous me faites, dis-je, cette objection, je vous répondrai que les orthodoxes se feront cette ressource tout comme les saducéens, et qu’ayant, de plus la ressource de l’éternité, ils seront plus en état de faire influer la religion sur leur morale pratique. C’est ma seconde remarque.

Pour finir, je dis qu’on ne peut nier qu’en cas qu’un homme soit fortement persuadé que la justice divine distribue les peines et les récompenses seulement dans cette vie, et que toute notre destinée se termine là, il ne puisse s’abstenir du mal, et se tourner vers le bien par un motif de religion ; mais en même temps il faut dire qu’il y a si peu d’apparence qu’un tel sentiment ait quelque force contre la dépravation de notre nature, que l’on est fondé à soutenir que la secte saducéenne détruisait les vrais appuis de la religion, et que la bonne vie d’un saducéen peut passer pour une espèce d’exemple de la combinaison de l’honnêteté morale et de l’impiété. M. Willemer l’avouera, puisqu’il dit qu’un saducéen, ne croyant point l’immortalité de l’âme, ne pouvait pas s’abstenir du crime. Qui verò à turpissimis quibusque vitiis gravissimisque sceleribus temperarent sibi qui per negatam animæ immortalitatem arctissimè conjuncta huic dogmata corporum resurrectionem, omnium dijudicationem, sempiternam bonorum glorificationem, ac improborum condemnationem affirmare non poterant, sed perinaciter inficiabantur[5]. On donne dans ce latin la preuve d’un fait par une raison de droit. Cela est quelquefois illusoire, vu que les hommes ne sont pas accoutumés à vivre selon leurs principes. En général l’ordre veut que dans les questions de fait on consulte l’expérience beaucoup plutôt qu’un raisonnement spéculatif. Prenez bien garde à ces paroles de Moréri, empruntées de M. Godeau[6] : Il est vrai que si en leurs dogmes les saducéens étaient plus impies que les pharisiens, au moins il n’y avait ni tant de vanité, ni

  1. Neque mala vel bona, quæ vulgus putet : multos qui conflictari adversis videantur, beatos ; ac plerosque, quamquam magnas per opes, miserrimos ; si illi gravem fortunam constanter tolerent, hi prospera inconsultè utantur. Tacit., Annal., lib. VI, cap. XXII.
  2. Neque frustrà protestantissimus sapientiæ firmare solitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus et ictus ; quando ut corpora verberibus, ita sævitiâ, libidine, malis consultis, animus dilaceretur. Idem, ibidem, cap. VI.
  3. Ipsa quidem virtus pretium sibi, solaque latè, etc. Claudian., de Consul. Mallii, init.
  4. Citation (5) de l’article Brutus (Marc. Junius), tom. IV, pag. 188.
  5. Willemer., Diss. philol. de Sadducæis, pag. 41.
  6. Godeau, Histoire ecclésiast. tom. I, pag. 126 de l’édition in-folio, à Paris, 1674.