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SADUCÉENS

contre des témoins, et après ce que j’ai dit ci-dessus il ne sera pas difficile de juger quels sont les meilleurs. Notez qu’on peut se persuader sans peine que ces gens-là étaient de grands justiciers ; car comme ils ne croyaient pas qu’un malfaiteur fût puni après cette vie, il était naturel qu’ils estimassent, qu’il le fallait condamner à des peines très-sévères dans ce monde.

Disons quelque chose contre M. Lloyd. Je pense qu’il s’est abusé quand il a dit, 1o. que la description que Josèphe nous a laissée de l’austérité de leur humeur se doit rapporter aux arrêts sévères qu’ils prononçaient en rendant justice ; 2o. que, selon le même Josèphe, la nation les haïssaït à cause de cette rigueur de leurs tribunaux, et avait plus d’inclination pour les pharisiens, naturellement modérés quand il s’agissait de punir. Erant enim in maleficos acerbiores ; in judiciis, et pœnarum mulctis exactores rigidi, quemadmodùm ex hist. scholasticâ citat Barradius, non dissentiente Josepho. Hùc enim referimus illius illud elogium, quo morosos, difficiles, omninò intractabiles pronunciat : adeò ut ab illorum moribus durioribus abhorreret populus, et ad pharisæos potiùs propenderent, qui ϕύσει, quod ille dixit, ἐπιεικεῖς πρὸς τὰς κολάσεις essent.[1]. Je remarque, sur la première ces deux choses, qu’on a recouru mal à propos à la description des manières rudes des saducéens. Josèphe en cet endroit-là ne les considère point comme des juges. Il aurait fallu citer ce qu’il observe dans le VIIIe. chapitre du XXe. livre des Antiquités[2]. C’est là que Barradius, Nicolas de Lyra et plusieurs autres devaient puiser, et non dans l’histoire scolastique. Je dis, quant à la seconde, que si M. Lloyd avait parlé de son chef, on ne pourrait pas le critiquer ; mais il impute à l’auteur juif une liaison des matières, un raisonnement, ou une proposition causale, qu’on ne trouve point dans ses livres. Une telle proposition est quelquefois fausse, encore que ses parties considérées séparément soient vraies, car cela ne suffit pas ; il faut que la particule qui leur sert de lien n’amène pas une fausseté[3]. M. Lloyd n’a point pris garde à cela : une infinité d’auteurs ont la même négligence.

(E) La partie qu’il retenaient de la religion pouvait influer sur leur conduite par les motifs de la crainte et de l’espérance. ] Tout bien compté, je ne vois point que je doive rétracter ce que j’ai dit dans un autre livre[4] : « Il y a eu parmi les Juifs une secte qui niait tout ouvertement l’immortalité de l’âme, c’étaient les saducéens. Je ne vois pas qu’avec une opinion si détestable ils aient mené une vie plus corrompue que les autres Juifs, et il est au contraire fort vraisemblable qu’ils étaient plus honnêtes gens que les pharisiens, qui se piquaient tant de l’observation de la loi de Dieu. » Je dois seulement ajouter à ce passage une petite observation ; c’est que la bonne vie des saducéens aurait pu couler de la doctrine de la Providence ; car on prétend qu’ils croyaient que Dieu punit en ce monde les mauvaises actions, et qu’il récompense les bonnes. Voyez ci-dessous la remarque [[#ancrage Saducéens-(G)|(G)]][5]. Cette opinion paraît très-capable de servir de frein et d’éperon ; elle peut pousser au bien par l’espérance un bonheur terrestre, et réprimer par la peur des châtimens temporels le penchant au mal. Il semble même qu’elle puisse être plus efficace que l’autre doctrine ; car les biens et les maux présens ou prochains font beaucoup plus d’impression, quoiqu’ils soient petits, que de grands biens ou de grands maux que l’on n’envisage que d’une distance fort éloignée. Voilà ce que peuvent dire ceux qui examinent ceci superficiellement ; mais ceux qui approfondissent la chose en jugent d’une autre façon. Ils croient que, généralement parlant, la véritable et la principale force de la religion, par rap-

  1. Nicolaüs Lloydius, in Diction. histor. et poetic., voce Sadducæi.
  2. Αἵρεσιν δὲ μετήει τὴν Σαδδουκαίων͵ οἵπερ εἰσὶ περὶ τὰς κρίσεις ὠμοὶ παρὰ πάντας τοὺς Ἰουδαίους. Sectâ sadducæus, quod hominum genus apud Judæos in judicando est severissimum. Joseph., Antiquit., lib. XX, cap. VIII, pag. m. 628.
  3. Voyez l’Art de penser, IIe. part., chap. IX, pag. m. 176.
  4. Pensées diverses sur les Comètes, p. 336.
  5. Citations (72) et (74).