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SUR L’HIPPOMANES.

vales qui devenaient pleines par l’opération du vent. Il est certain qu’Aristote ne parle point de cela, et qu’il n’y aurait rien à dire contre M. de Saumaise, s’il s’était contenté d’assurer que ce mot signifie se rafraîchir par le moyen du vent que l’on hume à bouche béante ; le mal est dans ce qu’il ajoute à cette interprétation. ἐξανεμοῦσθαι, dit-il [1], est eventilari et vento excepto hiante ore refrigerari, quod equæ faciunt ubi ad satietatem initæ non fuerint. Ex eo quidem interdùm et concipere autores tradidêre, idque in Hispaniâ tantùm. Non tamen ἐξανεμοῦσθαι significat ex vento concipere. Loquitur Aristoteles de iis equabus quæ admiserint sed non satis, nec meminit eo loco conceptionis ullius quæ ex vento fiat. Notez que M. de Saumaise se trompe en assurant qu’on n’a dit cela que des cavales d’Espagne : on l’a dit aussi de celles de Cappadoce [2].

Ne quittons point cette matière sans observer qu’il y a beaucoup d’apparence qu’Aristote a coupé en deux ce qu’on lui avait conté touchant l’ardeur des cavales amoureuses. Il en a rejeté ce qui lui en paraissait incroyable, et a gardé le reste. Mais il eût peut-être bien fait de rejeter toutes ces courses vagabondes, qui ne tendaient jamais que d’un pôle à l’autre ; de les rejeter, dis-je, aussi bien que ces conceptions qui n’étaient produites que par les vents [3]. Virgile, revêtu qu’il était des priviléges de la faculté poétique, n’a voulu rien ôter de la tradition ; il a supposé que les cavales cherchent les vents, et qu’elles les trouvent doués de la vertu prolifique. Voici comme il en parle :

Continuòque avidis ubi subdita flamma medullis
Vere magis (quia vere calor redit ossibus) illæ
Ore omnes versæ in Zephyrum stant rupibus altis,
Exceptantque leves auras : et sæpè sine ullis
Conjugiis vento gravidæ (mirabile dictu)
Saxa per et scopulos et depressas convalles
Diffugiunt, non, Eure, tuos neque solis ad ortus
In Borean, Caurumque aut undè nigerrimus Auster
Nascitur et pluvio contristat frigore cœlum [4].

On peut recueillir de ce récit, que c’était le vent d’occident qui rendait pleines ces cavales, et qu’elles se tenaient en repos sur quelque hauteur pour le recevoir, en lui présentant croupe ou la bouche (car c’est un point qui n’a pu encore être vidé par les critiques, y ayant des raisons de part et d’autre), après quoi elles couraient comme des furieuses ou du nord au sud, ou du sud au nord. On pardonne ces fictions aux poëtes, mais on ne saurait pardonner [5] à Varron, à Pline, à Solin, à Columella, et à quelques autres, d’avoir débité, comme un fait certain, qu’en Portugal les cavales font des poulains qui n’ont point d’autre père que le vent. L’historien Trogus Pompée s’est fort moqué de cela [6]. André Résendius, savant Portugais, rapporte [7] qu’on n’en a nulle preuve dans son pays. François Fernand de Cordoue [8] a réfuté le même conte par saisons, par autorités et par expérience.

Cela fait voir que saint Augustin n’a pas bien choisi tous les exemples qu’il a opposés à l’incrédulité qu’il remarquait dans les païens, par rapport aux mystères de l’évangile ; car entre autres choses dont il dit [9] qu’on ne doutait pas, et dont on ne pouvait rendre nulle raison, il leur parle des cavales que le vent rendait fécondes. Ce n’est point un fait dont les païens demeurassent généralement d’accord. Nous le voyons sifflé dans Justin, avec l’approbation de Léonard Cocq [10]. Eustathius, évêque de Thessalonique [11], le traite de fable, et tout le monde aujourd’hui s’en moque [12]. Avec tout cela on en

  1. Salmas., Exercitat. Plin., pag. 943.
  2. Voyez saint August., de Civitate Dei, lib. XXI, cap. V.
  3. Plusieurs auteurs, comme Fr. Modius, nov. antiq. Lect., epistolâ LXXIV, Dausqueius, in Silium Italicum, lib. III, pag. m. 134, imputent faussement à Aristote d’avoir parlé de ces conceptions.
  4. Virg. Georg., lib. III, vers. 271.
  5. Voyez Jo. à Wower., de Polymath., c. XI.
  6. Justin., lib. XLIV, cap. III.
  7. Antiq. Lusitanicar. lib. I.
  8. Didascal. multipl., cap XLVIII.
  9. De Civitat. Dei, lib. XXI, cap. V. Voyez le dernier paragraphe de cette remarque.
  10. Dans ses Notes sur saint Augustin, de Civit. Dei, lib. XXI, cap. V.
  11. In Iliad., lib. XX, vers. 225.
  12. Harduin. in Plin., tom. II, pag. 212. Notez que quelques-uns le croient, comme Louis Carrion, Observat., lib. I, cap. XVII, et lib. II, cap. IV.