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DISSERTATION CONTENANT LE PROJET.

à lui un amas qui ne lui apporte ni honneur, ni profit, d’aller ainsi par-tout recueillir les fautes d’autrui, comme on lit que Philippus fit un amas des plus meschans et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea ensemble dans une ville que il fit bastir, et l’appella Poneropolis, c’est à dire la ville des meschans : aussi les curieux en recueillant et amassant de tous costez les fautes et imperfections, non des vers ni des poëmes, mais des vies des hommes, font de leur memoire un archive et registre fort mal-plaisant, et de fort mauvaise grace, qu’ils portent tousjours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes qui ne se soucient point d’acheter de belles peintures ni de belles statues, non pas mesme de beaux garçons, ni belles filles de celles qu’on expose en vente, ains s’adonnent à acheter affectueusement des monstres en nature, comme qui n’ont point de jambes, ou qui ont les bras tournez au contraire, qui ont trois yeux, ou la teste d’une austruche, prenans plaisir à les regarder, et à rechercher s’il n’y a point

 » De corps meslé de diverses especes,
 » Monstre avorté de l’un et l’autre sexes :


mais qui nous meneroit ordinairement voir de tels spectacles on s’en fascheroit incontinent, et feroyent mal au cœur à les voir : aussi ceux qui curieusement vont rechercher les imperfections des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs avenues és maisons d’autrui, ils doivent rappeller en leur memoire comme les prémieres telles observations ne leur ont apporté ni plaisir aucun ni profit. »

(C) La plainte qu’on fait contre les censeurs qui ne font rien imprimer, de crainte des représailles. ] Regnier, dans sa IXe. satire, exhorte ses censeurs à publier quelque chose.

Qu’ils facent un ouvrage,
Riche de d’inventions, de sens et de langage,
Que nous puissions draper comme ils font nos escrits,
Et voir, comme l’on dict, s’ils sont si bien apris ;
Qu’ils monstrent de leur eau, qu’ils entrent en carriere.


Il applique à cela le conte qu’on fait en Italie,

Qu’une fois un paisant,
Homme fort entendu, et suffisant de teste,
Comme on peut aysément juger par sa requeste,
S’en vint trouver le pape et le voulut prier,
Que les prestres du temps se puissent marier ;
Afin, ce disoit-il, que nous puissions nous autres
Leurs femmes caresser, ainsi qu’ils font les nostres.


Martial avait eu déjà des pensées de même nature : son épigramme XCII du Ier. livre est,

Cùm tua non edas, carpis mea carmina, Læli :
Carpere vel noli nostra, vel ede tua.


Et il dit dans l’épigramme LXIV du XIIe. livre,

Corrumpit sine talione cœlebs,
Cæcus perdere non potast quod aufert.


Voyez M. Saldénus à la page 44 et 419 du traité de Libris varioque eorum Usu et Abusu.

Vous trouverez un supplément de ceci dans l’article d’Aristarque [1]. Consultez aussi la page 470 du VIIe. tome, où j’observe que fort souvent les lecteurs qui n’ont jamais composé sont plus rigides et plus injustes dans leurs censures que ceux qui connaissent par expérience le travail des compositions. Je crois pouvoir dire qu’il y a deux choses qui empêchent les censeurs universels et impitoyables de montrer de leur eau ; l’une est la crainte que tout le monde ne se jette sur leurs ouvrages, afin de leur faire porter la peine du talion sans miséricorde ; l’autre est qu’ils sentent eux-mêmes qu’ils n’ont point rempli l’idée de perfection qui avait été la règle de leurs censures. Il est plus aisé de s’imaginer une haute perfection que de la trouver, et c’est le sort de la plupart des critiques de savoir reprendre, et de ne savoir pas mieux faire [2]. Il ne semble pas qu’ils aient le talent de parler ni d’écrire, tant ils sont secs et arides [3]. L’auteur qui en juge ainsi observe que M. Conrart, qui avait le jugement excellent, le goût délicat, et une

  1. Ci-dessus, remarque (C) de l’article Aristarque, grammairien, tom. II, pag. 327.
  2. Conférez ce que dessus, remarque (G) de l’article Zeuxis, dans ce volume, pag. 74-75.
  3. Vigneul-Marville, Mélanges d’Hist. et de Littérature, tom. III, pag. 183, édit. de Rouen, 1701.