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ÉCLAIRCISSEMENT

N’est-ce pas un dogme qui implique contradiction ?

Les deux principes des manichéens seraient les plus malheureux de tous les êtres : car le bon principe ne pourrait jeter les yeux sur le monde, qu’il n’y vît une multitude épouvantable de toutes sortes de maux : le mauvais principe n’y pourrait jeter les yeux sans y voir beaucoup de biens. La vue du mal affligerait l’un ; la vue du bien affligerait l’autre. Ce ne serait pas un spectacle interrompu quelquefois : il serait continuel et sans le moindre relâche. Les hommes les plus infortunés ne sont pas assujettis à une si dure condition ; ils passent successivement de la tristesse à la joie, et enfin la mort les met à couvert des misères de cette vie. Mais les deux principes des manichéens sont impérissables, ils ne peuvent voir ni aucune fin ni aucune interruption à ces objets désagréables qui les chagrinent au dernier point.

Tout ce que les manichéens pouvaient supposer touchant la première introduction du mal, et sa première combinaison avec le bien dans le cœur de l’homme, était sujet à mille difficultés. Leurs propres armes leur étaient contraires. Ils ne pouvaient souffrir l’hypothèse que le mal était venu du mauvais usage du franc arbitre. Dieu, disaient-ils, infiniment bon, n’aurait pas permis que ses créatures dégénérassent de leur bonté originelle ; et cependant ils n’accordaient pas qu’elles fussent incorruptibles moralement parlant. Nous avons vu que Simplicius leur objecte, que les âmes dont le mauvais principe s’était emparé, et qui étaient des portions du bon principe, devenaient mauvaises, et qu’en ce cas elles demeuraient éternellement dans la corruption et dans la misère sous l’empire du conquérant. Mais voici bien pis. Nous savons par expérience que la même âme en nombre pèche et fait de bonnes actions. Quand on se repent, et qu’on implore la miséricorde de Dieu, et qu’on répare par des aumônes, etc., sa mauvaise vie ; Ce ne sont pas deux substances qui font tout cela, c’est un seul et même sujet : nous le savons par conscience [1], la raison veut que la chose soit ainsi ; car pourquoi s’affligerait-on et se repentirait-on d’une faute qu’on n’aurait point faite ? Je demande aux manichéens : L’âme qui fait une bonne action a-t-elle été créée par le bon principe, ou par le mauvais ? Si elle a été créée par le mauvais principe, il s’ensuit que le bien peut naître de la source de tout mal. Si elle a été créée par le bon principe, il s’ensuit que le mal peut naître de la source de tout bien [2] ; car cette même âme en d’autres rencontres commet des crimes. Vous voila donc réduits à renverser vos propres raisonnemens, ou à soutenir, contre le sentiment intérieur et évident de chaque personne, que jamais l’âme qui fait une bonne action n’est la même que celle qui pèche.

Pour se tirer de cette difficulté

  1. Conférez ce que dessus, article Rorarius, tom. XII, pag. 611, rem. (K), vers le commencement.
  2. C’est-à-dire par le mauvais usage de la liberté que le bon Dieu a donnée à la créature.