Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
345
SUR LES OBSCÉNITÉS.

tout au plus de paroles ambiguës, et de quelques libertés délicatement exprimées, ne les cabreraient pas, elles y prêteraient l’oreille, et ainsi se glisserait le poison.

Un soupirant auprès d’une fille ruinerait du premier coup ses espérances, s’il proposait ses mauvais desseins grossièrement et salement. Il n’entend rien dans le métier, s’il ne ménage la pudeur par des paroles honnêtes.

Il n’y a point de père qui n’aimât mieux que ses filles fussent obligées de rougir de quelque conte que l’on ferait en leur présence, que si elles en riaient. Si elles en rougissent, les voilà sauvées [1], la honte rompt le coup de l’obscénité ; mais si elles en rient, le coup pénètre, rien ne le détourne. Or, qui doute que si elles en rient ce ne soit à cause que l’obscénité a été voilée adroitement et assaisonnée finement d’une honnêteté apparente ? Si elle eût été grossière, elle eût excité la honte, et il eût fallu se fâcher. Les farces d’aujourd’hui sont plus dangereuses que celles de nos ancêtres ; car celles-ci étaient d’une obscénité si dévoilée, que les honnêtes femmes n’osaient point y assister. Présentement elles y assistent sous prétexte que les saletés y sont voilées, mais non pas sous des enveloppes impénétrables. Y en a-t-il de telles ? on les percerait à jour, fussent-elles composées de sept cuirs comme le bouclier d’Ajax.

Si quelque chose a pu rendre très-pernicieux les contes de La Fontaine, c’est à l’égard des expressions : ils ne contiennent presque rien qui soit grossier.

Il y a des gens d’esprit qui aiment fort la débauche. Ils vous jureront que les satires de Juvénal sont cent fois plus propres à dégoûter de l’impureté que les discours les plus modestes et les plus chastes que l’on puisse faire contre ce vice. Ils vous jureront que Pétrone est incomparablement moins dangereux dans ses ordures grossières que dans les délicatesses dont le comte de Rabutin les a revêtues ; et qu’après avoir lu les Amours des Gaules on trouve la galanterie incomparablement plus aimable qu’après avoir lu Pétrone.

De tout ceci on aurait tort de conclure que le moindre mal serait de se servir des expressions des crocheteurs. Ce n’est point cela. Je sais bien que les stoïques se moquaient de la distinction des mots, et qu’ils soutenaient que chaque chose doit être nommée par son nom, et que n’y ayant rien de malhonnête dans le devoir conjugal, il ne pouvait point être signifié par aucun mot déshonnête, et qu’ainsi le mot dont les paysans se servent pour le désigner est aussi bon qu’aucun autre. Vous trouverez leurs sophismes dans une lettre de Cicéron [2]. Il serait peut-être malaisé de les réduire au silence par la voie de la dispute [3] ; mais ils ne méritent pas d’être admis à disputer là-dessus. Il faut que dans toutes les sociétés ce qui a passé de temps immémorial, et du con-

  1. Erubuit, salva res est. Terent.
  2. La XXIIe. du IXe. livre ad Familiares.
  3. Conférez ce que dessus, remarque (D) de l’article Hipparchia, tom. VIII, p. 142.