Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
344
ÉCLAIRCISSEMENT

cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps [1]. » Ceux dont je parle ne se proposent que de faire admirer la délicatesse de leur plume.

Les jansénistes passent pour les gens les plus capables dans la doctrine des mœurs. Or c’est sur eux que je me fonde quand je dis qu’une saleté grossière est moins dangereuse qu’une saleté exprimée délicatement. « Je sais bien » dit l’un d’eux [2], « qu’on n’appelle ordures que les paroles grossièrement sales, et qu’on nomme galanteries celles qui sont dites d’une manière fine, délicate, ingénieuse : mais des ordures, pour être couvertes d’une équivoque spirituelle comme d’un voile transparent, n’en sont pas moins des ordures, ne blessent pas moins les oreilles chrétiennes, ne salissent pas moins l’imagination, ne corrompent pas moins le cœur : un poison subtil et imperceptible donne aussi-bien la mort que le poison le plus violent. Il y a des éloges de la pudeur que la pudeur même ne peut souffrir : témoin celui du père le Moine [* 1]. Il s’en faut bien que les saletés grossières d’un charretier ou d’un crocheteur fassent autant de ravage dans une âme que les paroles ingénieuses d’un conteur de fleurettes. » Ce janséniste ayant rapporté quelques pensées galantes que le père Bouhours a débitées sous un personnage de dialogue, et qui sont conçues en termes fort délicats, poursuit ainsi [3] : Il n’y a point de parens, je dis même de ceux qui sont plus du monde, qui ne jugent que c’est gâter l’esprit, corrompre le cœur, inspirer le plus méchant caractère à la jeunesse, que de les remplir de ces pernicieuses sottises, PLUS DANGEREUSES que des ordures GROSSIÈRES [4]. On a pu voir ci-dessus [5] un passage de M. Nicolle où il est décidé, que les passions criminelles sont plus dangereuses lorsqu’on les couvre sous un voile d’honnêteté.

Cela doit passer pour incontestable. Les femmes mêmes qui ne seraient vertueuses qu’à demi, courraient moins de risque parmi des hommes brutaux qui se mettraient à chanter les chansons les plus malhonnêtes et parler grossièrement comme des soldats, que parmi des hommes civils qui ne s’expriment qu’avec des termes respectueux. Elles se croiraient indispensablement obligées à se fâcher contre ces brutaux, et à rompre toute partie, et à sortir de la chambre pleines de colère et d’indignation. Mais des complimens flatteurs et tendres, ou parsemés

  1. (*) Lettre provinciale XI. Peintures morales du père le Moine, liv. VII.
  1. Molière, Critique de l’École des Femmes, scène III.
  2. Réponse à l’Apologie du père Bouhours, pag. lxxiii et suiv. ; édit. de 1700. Voyez aussi les Lettres curieuses de l’abbé de Bellegarde, pag. 253, édit. de la Haye, 1702 ; et la rem. (C) de l’article Accords, tom. I, pag. 124.
  3. Là même, pag. lxxviii.
  4. Voyez Journal de Trévoux, février 1703, pag. 312, édition de France, au sujet du roman la Princesse de Porcien.
  5. Cit. (11) de l’art. Marets (Jean des), tom. X, pag. 239.