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ZÉNON.

qu’on y vît tous les degrés du scepticisme, entre lesquels il n’y a rien d’aussi outré que le sentiment de notre Zénon. S’il a soutenu effectivement un tel paradoxe, il voulait seulement se divertir, ou n’entendait pas le mot rien comme les autres l’entendent, ou bien il extravaguait. Mais on ne trouve aucune trace de folie dans le reste de ses opinions. Il vaudrait donc mieux recourir, ou à l’hypothèse d’un jeu d’esprit, ou à celle d’une notion particulière du mot rien. Disons la même chose touchant le livre où Gorgias Léontin soutenait trois thèses [1] : la première, qu’il n’y a rien ; la seconde, que s’il y a quelque être, l’homme ne le peut comprendre ; la troisième, qu’encore que l’homme le pût comprendre, il ne pourrait pas l’exprimer. Voyons la pensée de Juste Lipse sur le passage Sénèque : Sententia est. Zeno Eleates molestiâ nos liberavit, et omni inquisitione : nam, ait, nihil esse. Sed hæc mira, et eximiè fatua aut sapiens sententia, nec mihi nunc capienda. An ad contemptum rerum retulit, nihil hæc (non tamen nihil) esse ? velim, et sic laudem, non solùm tolerem. Si aliter, et de ipsâ existentiâ, elleboro hæc egent. Ceterùm Zeno Eleates nusquàm tale, apud Laërtium quidem : ubi dogmata ejus diversa, sed nec alibi commemini legisse. Viderit Seneca[2]. On m’objectera sans doute ce que Plutarque rapporte du caractère de Zénon : Pericles, dit-il[3], fut aussi quelque temps auditeur et disciple du Philosophe Zenon, natif de la ville d’Élée, qui enseignoit la philosophie naturelle comme Parmenides ; mais il faisoit profession de contredire à tout le monde, et d’alléguer tant d’oppositions en disputant, qu’il rangeoit son homme à ne savoir que respondre, ni à quoi se resoudre, ainsi comme Timon Phliasien le tesmoigne en ces vers :

Grande eloquence, et grande force d’art
Pour disputer en l’une et l’autre part
Avoit Zenon, reprenant tout le monde
Quand il vouloit desployer sa faconde.


Un philosophe de cette humeur, me dira-t-on, était bien capable de pousser la chicanerie jusqu’à soutenir que tout est rien. Je réponds qu’il n’y a point d’apparence qu’un disputeur aussi adroit que celui-ci se soit engagé à de telles extrémités, d’où il ne semble pas possible qu’il aurait pu se tirer.

Mais quelque incroyable que ceci paraisse, disons néanmoins que les suites du pyrrhonisme ont pu engager à soutenir bien des choses extravagantes ; modérons un peu les affirmations que l’on vient de lire[4]. Disons aussi que peut-être notre Zénon ne soutint qu’il n’y a rien, qu’en argumentant sur les principes qu’il voulait combattre. Il se pourrait faire que d’un argument ad hominem on eût conclu qu’il enseignait positivement et absolument cela, quoiqu’il ne l’eût avancé que comme un dogme qui résultait de l’hypothèse dont il avait entrepris de montrer la fausseté. Nous savons qu’il a raisonné de cette manière : s’il y a un être, il est indivisible ; car l’unité ne saurait être divisée : or ce qui est indivisible n’est rien, puisqu’il ne faut point compter entre les êtres ce qui est de telle nature qu’étant ajouté à un autre il ne produit point d’augmentation ; et qu’étant retranché d’un autre il ne cause point de diminution ; il n’y a donc point un être. Ce raisonnement est rapporté par Aristote, qui le traite de ridicule[5]. Laissons le grec, et mettons plutôt ici la paraphrase de Fonséca, qui nous apprend que Zénon attaquait ainsi un dogme de Platon : Posterior ratio, quam affert (Aristoteles) pro opinione naturalium contra Platonem, erat Zenonis Eleatæ Parmenidis discipuli, qui hunc in modum argumentabatur. Ipsum unum separatum si datur est omninò indivisibile, ergò nihil est : undè sequitur, non tantùm illud non esse substantiam rerum, sed neque omninò quicquam, quod ad eas pertineat. Consequentiam verò ex eo firmam putabat Zeno,

  1. Voyez Sextus Empiricus, adv. Mathemat., lib. VII, cap. II.
  2. Lipsius, Manuduct. ad stoic. Philos., lib. II, diss. IV, sub fin. pag. m. 693 tomi II Oper.
  3. Plut. in Vitâ Periclis, pag. 154, version d’Amyot. On a vu les termes de l’original ci-dessus, citation (8).
  4. Voyez ci-après l’éclaircissement sur les pyrrhoniens, cit. (3).
  5. Aristote, Metaphys., lib. III, cap. IV.