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ZÉNON.

sous une autre raison de la même impossibilité[1]. Je veux croire que ce qu’il aurait pu dire en dernier lieu, en se servant des démonstrations géométriques, est aisé à réfuter par les mêmes voies ; mais je suis fort convaincu que les argumens que l’on emprunte des mathématiques [2], pour prouver la divisibilité à infini, prouvent trop ; car ou ils ne prouvent rien, ou ils prouvent l’infinité des parties aliquotes.

II. La seconde objection de Zénon eût pu être celle-ci. Qu’il y ait de l’étendue hors de notre esprit, je le veux[3], je ne laisserai pas de dire qu’elle est immobile. Le mouvement ne lui est pas essentiel, elle ne l’enferme pas dans son idée, et plusieurs corps sont quelquefois en repos. C’est donc un accident. Mais est-il distinct de la matière ? S’il en est distinct, de quoi sera-t-il produit ? De rien sans doute, et quand il cessera d’être il sera réduit à néant. Mais ne savez-vous pas que rien ne se fait de rien, et que rien ne retourne à rien[4] ? De plus, ne faudra-t-il pas que le mouvement soit répandu sur le mobile, et dans le mobile ? Il sera donc aussi étendu que lui, et de la même figure ; il y aura donc deux étendues égales dans le même espace, et par conséquent pénétration de dimensions. Mais lorsque trois ou quatre causes meuvent un corps, ne faudra-t-il pas que chacune produise son mouvement ? ne faudra-t-il pas que ces trois ou quatre mouvemens soient pénétrés tout ensemble, et avec le corps et entre eux ? Comment donc pourront-ils produire chacun son effet ? Un vaisseau mû par les vents, et par des courans, et par des rameurs, décrit une ligne qui participe de ces trois actions ou plus ou moins, selon que l’une est plus forte que les autres. Oseriez-vous dire que les entités insensibles et pénétrées entre elles, et avec tout le vaisseau, se respecteront jusqu’à ce point-là ; et ne se brouilleront point ? Si vous dites que le mouvement est un mode qui n’est pas distinct de la matière, il faudra vous disiez que celui qui le produit crée la matière ; car sans produire la matière, il n’est pas possible de produire un être qui soit la même chose que la matière. Or ne serait-il pas absurde de dire que le vent qui meut un vaisseau produit un vaisseau ? Il ne paraît pas qu’on puisse répondre à ces objections, qu’en supposant, avec les cartésiens, que Dieu est la cause unique et immédiate du mouvement.

III. Voici une autre objection. On ne saurait dire ce que c’est que le mouvement ; car si vous dites que c’est aller d’un lieu à un autre[5], vous expliquez une chose obscure par une chose plus obscure, obscurum per obscurius. Je vous demande d’abord qu’entendez-vous par le mot lieu ? Entendez-vous un espace distinct des corps ? mais en ce cas-là vous vous engagez dans un abîme d’où vous ne pourrez jamais sortir [6]. Entendez-vous la situation d’un corps, entre quelques autres qui l’environnent ? mais en ce cas-là vous définirez de telle sorte le mouvement, qu’il conviendra mille et mille fois aux corps qui sont en repos. Il est sûr que jusqu’ici on n’a point trouvé la définition du mouvement. Celle d’Aristote est absurde, celle de M. Descartes est pitoyable. M. Rohault, après avoir bien sué pour en trouver une qui rectifiât celle de Descartes, a produit une description qui peut convenir à des corps que nous concevons très-distinctement ne se mouvoir pas[7] ; et de là vient que M. Regis s’est cru obligé de la rejeter [8] : mais celle qu’il a donnée n’est point capable de distinguer le mouvement d’avec le repos[9]. Dieu,

  1. Dans la remarque (I).
  2. Il y en a de fort beaux dans l’Art de Penser, IVe, partie, chap. I, page 392. Voyez aussi la Physique de Rohault, Ire. partie, ch. IX.
  3. Prenez ceci un dato non concesso.
  4. Zénon pouvait dire hardiment cela, car tous les anciens philosophes admettaient cette maxime de Lucrèce :

    Res. .......... non posse creari
    De nihilo, neque item genitas ad nil revocari ...

    Lucret, lib. I, vs. 266.

  5. Migratio de Loco in locum.
  6. Voyez la remarque (I).
  7. Le mouvement, dit-il, Phys., Ire. partie, chap. X, num. 3, page m. 62, consiste dans l’application successive d’un corps, par tout ce qu’il a d’extérieur, aux diverses parties de ceux qui l’avoisinent immédiatement.
  8. Voyez sa Physique, livre I, Ire partie, chap. I, page 42 du deuxième tome, édition de Lyon, 1691, in-12.
  9. Le mouvement, dit-il, Phys., livre I, Ire. partie, chap. I, page 43, est l’application