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ZÉNON.

même commodité[1]. Par ces deux axiomes les cartésiens, dont je parle, peuvent soutenir qu’il n’existe point de corps ; car, soit qu’il en existe, soit qu’il n’en existe pas, Dieu peut nous communiquer également toutes les pensées que nous avons. Ce n’est point prouver qu’il y ait des corps, que de dire que nos sens nous en assurent avec la dernière évidence. Ils nous trompent à l’égard de toutes les qualités corporelles, sans en excepter la grandeur, la figure, et le mouvement des corps[2], et quand nous les en croyons, nous sommes persuadés qu’il existe hors de notre âme un grand nombre de couleurs, et de saveurs, et d’autres êtres que nous appelons dureté, fluidité, froid, chaud, etc. Cependant il n’est pas vrai que rien de semblable existe hors de notre esprit. Pourquoi donc nous fierions-nous à nos sens par rapport à l’étendue ? Elle peut fort bien être réduite à l’apparence tout comme les couleurs. Le père Mallebranche ayant étalé toutes ces raisons de douter qu’il y ait des corps au monde, conclut ainsi : « Il est donc absolument nécessaire, pour s’assurer positivement de existence des corps de dehors, de connaître Dieu qui nous en donne le sentiment, et de savoir qu’étant infiniment parfait il ne peut nous tromper. Car si l’intelligence qui nous donne les idées de toutes choses, voulait, pour ainsi dire, se divertir à nous représenter les corps comme actuellement existans, quoiqu’il n’y en eût aucun, il est évident que cela ne lui serait pas difficile[3]. » Il ajoute que M. Descartes n’a point trouvé d’autre fondement inébranlable que la raison empruntée de ce que Dieu nous tromperait s’il n’y avait pas de corps ; mais il prétend que cette raison ne peut point passer pour démonstrative. Pour être pleinement convaincus qu’il y a des corps, dit-il[4], il faut qu’on nous démontre non-seulement qu’il y a un Dieu, et que Dieu n’est point trompeur, mais encore que Dieu nous a assuré qu’il en a effectivement créé : ce que je ne trouve point prouvé dans les ouvrages de M. Descartes. Dieu ne parle à l’esprit, et ne l’oblige à croire, qu’en deux manières, par l’évidence et par la foi. Je demeure d’accord que la foi oblige à croire qu’il y a des corps ; mais pour l’évidence, il est certain qu’elle n’est point entière, et que nous ne sommes point invinciblement portés à croire qu’il y ait quelqu’autre chose que Dieu et notre esprit. Prenez garde que lorsqu’il assure que Dieu ne nous pousse pas invinciblement par l’évidence à juger qu’il y a des corps, il veut enseigner que l’erreur où nous serions à cet égard-là ne doit point être imputée à Dieu. C’est rejeter la preuve de M. Descartes, c’est dire que Dieu ne serait nullement trompeur, quand même il n’existerait aucun corps dans la nature des choses.

Un Sicilien, qui s’appelle Michel-Ange Fardella, fit imprimer à Venise, en 1696, une Logique, où il soutient les mêmes dogmes que le père Mallebranche. Voici un extrait de ce livre ; il[5] s’attache particulièrement à prouver qu’il est très-possible que les objets ne soient pas conformes à leurs idées. Il dit qu’il conçoit très-clairement que l’auteur de la nature peut tellement disposer nos sens, qu’ils nous représentent comme existans des objets qui n’existent point du tout. Cependant[6] quand il a défini les sensations dans la seconde partie, page 96, il a dit qu’elles naissent dans l’esprit à l’occasion de l’impression que les corps extérieurs font sur l’extrémité des nerfs. Quand on lui objecte que si l’évidence des sens n’est pas infaillible, Jésus-Christ s’est

  1. Frustrà fit per plura quod æquè commodè fieri potest per pauciora.
  2. Mallebranche, ubi infrà, pag. 70. Voyez ci-dessus, citations (66) et (67).
  3. Idem, Éclaircissement sur le premier livre de la Recherche de la Vérité, page 64, édition de Paris, 1678.
  4. Là même, page 68, 69.
  5. Journal des Savans, du 30 juillet 1696, p. 551, 552, édition de Hollande.
  6. L’auteur du Journal se trompe ici ; il prétend à tort que M. Fardella tombe en contradiction ; mais ce n’est point se contredire que d’assurer qu’il y a effectivement des corps, et qu’il serait possible qu’il n’y en eût point, et que cependant nous eussions les mêmes sensations que nous avons. L’auteur du Journal eût pu faire une objection mieux fondée ; c’est qu’en supposant que Jésus-Christ s’est accommodé à la logique populaire, on ne peut point prouver par l’Écriture qu’il y ait des corps ; comment donc sera-t-on assuré par la foi qu’il y a des corps ?