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ZÉNON.

tièrement les uns des autres, et environnés d’un grand espace incorporel. Les spinozistes ne nieraient pas que chacun de ces corpuscules ne fût une substance particulière distincte de la substance de tous les autres. Et ainsi par leurs propres axiomes ils abandonneraient leur système, s’ils avouaient une fois qu’il y a du vide.

III. La dernière conséquence que je veux tirer est que les disputes du vide ont fourni une raison spécieuse de nier que l’étendue ait une existence réelle hors de notre entendement. On a compris, en disputant contre les cartésiens qui nient la possibilité du vide, que l’étendue est un être qui ne peut avoir de bornes. Il a donc fallu, ou qu’il n’y eût point de corps dans la nature, ou qu’il y en eût une infinité. On ne saurait en détruire aucun sans les anéantir tous, ni conserver les plus petits sans conserver tous les autres : cependant nous connaissons par des idées évidentes que quand deux choses sont distinctes réellement, l’une peut être conservée ou détruite sans que l’autre le soit ; car tout ce qui est distinct réellement d’une chose lui étant accidentel, et chaque chose pouvant être conservée sans ce qui lui est accidentel[1], il s’ensuit que le corps A, réellement distinct du corps B, peut demeurer dans l’être des choses, sans que le corps B subsiste ; et que la conservation du corps A, ne tire point à conséquence pour la conservation du corps B. Cette conséquence, qui paraît si claire et si conforme aux notions communes, ne peut point pourtant convenir au sujet dont nous parlons, et vous ne pouvez supposer que tous les corps enfermés dans une chambre périssent, et que les quatre murailles soient conservées ; car en ce cas-là il resterait entre elles la même distance qu’auparavant ; or cette distance, disent les cartésiens, n’est autre chose qu’un corps. Leur doctrine semble donc combattre la souveraine liberté du Créateur, et le plein domaine qui lui est dû sur tous ses ouvrages. Il doit jouir d’un plein droit d’en créer peu ou beaucoup selon son bon plaisir ; et de conserver et de détruire ou celui-ci ou celui-là comme bon lui semble. Les cartésiens peuvent répondre qu’il peut détruire chaque corps en particulier moyennant qu’il en fasse un autre de même grandeur ; mais n’est-ce point donner des bornes à sa liberté ? N’est-ce point lui imposer une espèce de servitude qui l’oblige nécessairement à créer un nouveau corps toutes les fois qu’il en veut détruire un autre ? Voilà des difficultés qu’on ne peut parer en supposant que l’étendue et le corps sont la même chose ; mais on peut les rétorquer toutes contre ceux qui les proposent à M. Descartes, si d’ailleurs ils reconnaissent une étendue spaciale réellement existante et distincte de la matière. Cette étendue ne peut pas être finie, on ne saurait en ruiner une portion sans en reproduire une autre, etc. Or si la nature de l’étendue pénétrable ou impénétrable entraîne avec soi de si grands inconvéniens, le plus court est de dire qu’elle ne peut exister que dans notre esprit.

(K) Une réponse comme celle de Diogène est plus sophistique que les raisons de notre Zénon. ] Πρὸς τὸν εἰπόντα, ὅτι κίνησις οὐκ ἔςιν, ἀναςὰς περιεπάτει. Dicente sibi quodam non esse motum, exurgens ambulabat [2]. Voilà tout ce que l’on trouve sur ce sujet dans Diogène Laërce. La chose, comme vous voyez, y est rapportée fort simplement ; les auteurs modernes l’ont un peu amplifiée. Vulgò etiam fertur Diogenes cùm negari à Zenone motum localem audîsset, illicò surrexisse, et itu redituque aliquoties magnâ festinatione replicatâ inambulâsse ; et rogatus,

  1. Συμϐεϐηκὸς ἐςιν ὃ γίνεται καὶ ἀπογίνεται χωρὶς τῆς τοῦ ὑποκειμένου ϕθορᾶς. Accidentes est quod adest atque abest sine subjecti interitu. Porphyr. Isag., c. V. Si cela est vrai des accidens qui sont les modes d’une substance, comme l’entend ici Porphire, cela est encore plus vrai d’une substance accidentelle à l’égard des autres, en tant qu’elle est distincte de leurs attributs essentiels. Notez que les scolastiques se font ici une grande difficulté, sous prétexte que la noirceur ne peut être séparée d’un Éthiopien. C’est pourquoi ils recourent à la distinction entre la séparation mentale, et la séparation réelle. Pure illusion, car le sujet de la noirceur d’un Éthiopien est la matière qui ne périrait point si l’on calcinait le corps de cet homme.
  2. Diog. Laertius, lib. VI, num. 39.