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ZEUXIS.

(C) Il y en a qui disent que ce fut lui qui inventa la manière de ménager les jours et les ombres [1]. ] La gloire de l’invention étant celle dont les hommes font le plus de cas, il fallait que M. Moréri fit savoir à son lecteur cet endroit de Quintilien. Au lieu de cela il nous assure que l’artifice des ombres des belles pièces de Zeuxis excédait toute sorte de prix. C’est d’un côté oublier le principal, et de l’autre c’est outrer la chose. Il a oublié de dire que Zeuxis fût l’inventeur du mélange des ombres et de la lumière dans les tableaux ; et il a dit sans fondement que l’artifice des ombres était ce qui rendait inestimables les pièces de Zeuxis. Voici ce qui l’a trompé. Il avait lu dans un auteur [2] dont il a pris plusieurs choses qu’on remarquait de Zeuxis qu’encore que ses tableaux, où l’artifice des ombres parut premièrement, excédassent toute sorte de prix, ce qui le réduisit à la nécessité de les donner gratuitement, il avait néanmoins ce défaut de représenter les têtes plus grosses qu’elles n’étaient, et la plupart des membres de même [3] ; en quoi Quintilien [4] trouve qu’il ne faisait qu’imiter Homère, dont les plus belles femmes sont robustes et pleines d’embonpoint. M. Moréri, dis-je, avait lu cela, et ne sut point s’en servir. Il en devait tirer ce que l’on trouvait à redire dans les ouvrages de Zeuxis ; mais surtout il en devait tirer cette remarque, que l’artifice des ombres fut une invention de ce peintre. Il devait au moins, après avoir supprimé cette remarque, ne pas lier ensemble les paroles qui la précédaient et celles qui la suivaient ; car en le faisant il a falsifié le passage de la Mothe-le-Vayer, qui avait plus de besoin de correction que de falsification. Ce qui m’en fait juger de la sorte est que ce fameux écrivain donne pour un fait constant, que la véritable raison pourquoi Zeuxis discontinua de vendre ses tableaux fut qu’il n’aurait été possible à personne d’en payer le juste prix. C’est prendre trop à la lettre les paroles de ce peintre [5], qui apparemment ne pensait pas ce qu’il disait : et s’il l’avait cru, il aurait été le plus fanfaron de tous les hommes : et par conséquent sa rodomontade ne devrait pas être alléguée comme une véritable raison. Il est fort apparent que les tableaux qu’il donnait, après être devenu fort riche, n’étaient pas meilleurs que ceux qu’il avait vendus ; car ce n’est pas la coutume de travailler plus ce qu’on veut donner pour rien que ce qu’on veut vendre bien chèrement. À propos de quoi je me souviens qu’on dit que les sermons d’un abbé sont beaucoup meilleurs pendant qu’il aspire à l’épiscopat qu’après qu’il est parvenu. Si donc la raison de Zeuxis eût été véritable, il aurait dû cesser de vendre plus tôt qu’il ne cessa. J’ai été surpris de ne trouver pas les remarques de Quintilien parmi ce que M. Felibien a dit de Zeuxis. M. Hofman a traduit l’expression de M. Moréri d’une façon un peu équivoque, puisque ces paroles, Donare opera sua, inter quæ Umbræ eminebant, instituit, orthographiées comme elles sont, semblent signifier qu’il y avait un tableau de Zeuxis où il avait peint les ombres, qui était le plus excellent de ses ouvrages. D’ailleurs le terme eminebant ne semble point fait pour umbræ en style de peintre ; car il n’y a point d’endroits qui semblent avoir moins de relief dans la peinture que ceux qui marquent les ombres [6].

(D) De peindre Hélène. ] N’avoir dit autre chose sur le portrait d’Hélène, si ce n’est que Zeuxis le fit, est un péché d’omission inexcusable à Charles Étienne et à MM. Lloyd, Moréri, et Hofman, vu les singularités de plusieurs sortes que les anciens ont rapportées touchant ce portrait. Charles Étienne n’a cité que

    que les anciens, qui se sont contentés de l’appeler Héracléotès, ont fais pis que si aujourd’hui nous désignions la patrie d’un homme en disant qu’il est de Clermont.

  1. Voyez le passage de Plutarque, touchant Appollodore, dans la remarque (G).
  2. La Mothe-le-Vayer, lettre IX, au Xe. tome de l’édition in-12, page m. 76
  3. Pline, que la Mothe-le-Vayer ne cite pas, nous l’apprend, lib. XXXV, cap. IX. Deprebenditur tamen Zeuxis grandior in capitibus articulisque. Ce dernier mot devait être traduit jointures, et non membres.
  4. La Mothe-le-Vayet cite lib. 12, Inst. c. 18 ; mais c’est cap. X.
  5. Posteà donare opera sua instituit, quòd ea nullo satis digno pretio permutari posse diceret. Plin., lib. XXXV, cap IX.
  6. Voyez Vossius, de Graphice, page 69.