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ABRAHAM.

ce patriarche ait été pendant quelque temps infecté d’idolâtrie, soutient, que, par son esprit et par la considération de l’univers, il connut l’unité de Dieu et la providence, et qu’il fut le premier qui osa combattre là-dessus l’erreur populaire[1]. Il trouva une opposition assez redoutable pour se résoudre à abandonner sa patrie. Voilà peut-être la première fois qu’on s’est exposé au bannissement par zèle de religion. Abraham, sur ce pied-là, serait, par rapport à ce genre de peine, sous la loi de nature, ce que saint Étienne a été, par rapport au dernier supplice, sous la loi de grâce. Il serait le patriarche des réfugiés, non moins que le père des croyans. Je ne vois pas qu’on puisse nier que son père n’ait été un idolâtre, puisque l’Écriture sainte l’assure en le nommant par son nom[2] ; mais tout ce qu’on pourrait inférer de là serait qu’Abraham. avant l’âge de discernement, aurait été de la religion de son père. C’est le sort inévitable des enfans d’être en cela les fidèles sectateurs des personnes qui les élèvent. À quatorze ans, comme le rapporte Suidas, il fit usage de sa raison : il connut l’abîme où son père était plongé, et il l’en retira ; de sorte que, quand Dieu lui commanda de sortir de son pays, Tharé voulut être du voyage. Saint Épiphane rapporte que l’idolâtrie ayant commencé au temps de Sarug, bisaïeul du patriarche Abraham, les idoles ne consistèrent qu’en plate peinture, et que ce fut Tharé qui commença d’en faire d’argile[3].

(B) Quels exploits ne lui a-t-on pas fait faire contre l’idolâtrie ! ] Je ne voudrais pas accuser Philon de s’être contredit : encore qu’on vienne de voir qu’il débite dans l’un de ses ouvrages qu’Abraham a été long-temps infecté des extravagances des Chaldéens[4] ; et, dans le dictionnaire de Suidas, qu’Abraham connut à l’âge de quatorze ans les absurdités de l’idolâtrie ; car quel fond y a-t-il à faire, eu égard aux nombres et aux citations, sur un auteur aussi estropié et aussi falsifié que le Suidas d’aujourd’hui ? Peut-être avait-il écrit, non pas quatorze ans, mais cinquante ans. Il y a une vieille tradition qui donne ce dernier âge à Abraham sortant du giron de l’idolâtrie. On conte[5] que son père, ayant entrepris un voyage, lui commit la vente de ses statues, et qu’un homme qui faisait semblant de acheter lui demanda : Quel âge as-tu ? Cinquante ans, lui répondit Abraham. Malheureux que tu es, reprit l’autre, tu adores, à l’âge de cinquante ans, un être qui n’a qu’un jour ! Cela confondit Abraham. Quelque temps après, une femme lui vint apporter de la farine, afin qu’il l’offrît aux statues ; mais il prit une hache et les brisa, puis mit cette hache entre les mains de la plus grande. Tharé, de retour, demande d’où est venu ce fracas. Abraham lui répond qu’il s’était élevé une dispute entre ces idoles à qui commencerait de manger l’offrande qu’une femme avait apportée ; et là-dessus, ce dieu que vous voyez plus grand que les autres, s’est levé et les a brisés tous à coups de hache. Tharé lui répond que c’est se moquer de lui, et que ces idoles n’avaient pas l’esprit de faire cela. Abraham tourna tout aussitôt contre le culte de ces faux dieux ces paroles de son père ; mais Tharé n’entendit point raillerie : il livra son fils à l’inquisition. Nimrod, le grand inquisiteur, aussi-bien que le conquérant du pays, exhorta d’abord Abraham à l’adoration du feu ; ensuite, après quelques réponses et quelques répliques de part et d’autre, il le fit jeter au milieu des flammes : Que ton dieu vienne t’en tirer, lui dit-il. Haran, frère d’Abraham, fut fort attentif à l’événement ; car il résolut en lui-même de suivre le parti qui vaincrait ; d’être de la religion de Nimrod, si le feu brûlait Abraham, et de la religion d’Abraham, si le feu ne le brûlait pas. Abraham sortit sain et sauf du milieu des flammes ; et alors Nimrod ayant demandé l’en qui crois-tu à Haran, et reçu cette réponse, je crois au dieu d’Abraham, le fit je-

  1. Joseph. Antiq. lib. I. cap. VII. Voyez aussi Recognit. Clement, lib. I.
  2. Vos pères, comme Tharé, père d’Abraham et de Nachor, ont habité jadis au-delà du fleuve, et ont servi à d’autres dieux. Josué, chap. XXIV, v. 2.
  3. Epiph. advers. Hæres., lib. I, pag. 7, 8.
  4. Χαλδαίσας μακρόν τινα χρόνον. Per longum tempus chaldaico imbutus delirio. Philo, de Abrahamo, pag. 361.
  5. R. Moses Haddarschan in Bereschit Rabba, apud Heidegger. Histor. Patriarch., tom. II, pag. 36.