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ABRAHAM.

ter dans une fournaise. Haran y fut si maltraité, qu’il en mourut peu de temps après, en présence de son père [1]. La raison pourquoi le feu eut tant de prise sur lui, est que sa foi n’était pas aussi vive que celle d’Abraham, et qu’il n’était pas prédestiné à de grandes choses comme Abraham[2]. Cette tradition n’est pas nouvelle, puisque saint Jérôme la rapporte ; et il semble même l’adopter en ce qui concerne la conservation miraculeuse d’Abraham au milieu des flammes [3] ; car, pour la cruauté superstitieuse de Tharé révélant le personnage de délateur au saint office contre son propre fils, il n’en parle pas Saint Épiphane, qui n’en parle point non plus, soutient au contraire que Tharé survécut à Haran son fils, en punition de l’audace qu’il avait eue de faire des dieux d’argile, et qu’avant lui aucun père n’avait vu mourir de mort naturelle ses enfans[4]. L’équivoque du mot Ur[5] a pu donner lieu à ces fables. Ceux qui pressent les paroles où Dieu dit à Abraham : Je suis l’Éternel qui t’ai retiré d’Ur des Chaldéens[6], s’imaginent qu’il le sauva d’une grande persécution, puisqu’il se servit de la même phrase à la tête du Décalogue, pour signifier la délivrance d’Égypte[7] ; mais c’est chercher des mystères sans nécessité. Nous ne voyons aucune trace de cette persécution dans l’Écriture ; ainsi l’on peut mettre, à proportion, au même rang des pensées imaginaires le feu qui ne fit aucun mal à Abraham, et ce que Maimonides emprunte[8] d’un certain livre qui traitait de l’agriculture des Égyptiens. On y trouvait qu’Abraham, ayant soutenu dans une dispute publique contre les idolâtres que le feu n’était point digne des honneurs divins, fut mis en prison, dépouillé de tous ses biens, et condamné au bannissement. Le roi craignit que l’autorité et l’éloquence d’un tel homme ne détournassent le peuple d’adorer le feu. Cédrénus fait mourir Haran pour une très-mauvaise cause, puisque c’est pour avoir tâché de tirer du feu les idoles de Tharé qu’Abraham y avait jetées. Ce fut en vain qu’il y tâcha : il fut consumé lui-même par les flammes.

(C) Soit dans la ville de Charan. ] On prétend qu’il y devint convertisseur, et que, tandis qu’il travaillait à faire des prosélytes parmi les hommes, Sara faisait la même chose parmi les femmes[9] ; et c’est ainsi qu’il faut entendre les paroles de la Genèse, où il est dit qu’Abraham sortit de Charan avec Sara sa femme, avec Lot, fils de son frère, avec tout le bien qu’ils avaient acquis, et avec toutes les âmes qu’ils avaient faites[10]. On ne veut point entendre par-là une génération d’enfans, mais une propagation de foi ; et on confirme[11] cette explication par la métaphore dont l’apôtre saint Paul s’est servi au verset 10 du chapitre IV de son épître aux Galates : Mes petits enfans, pour lesquels enfanter je travaille derechef, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous. Il est plus vraisemblable que ces âmes, qu’ils avaient faites, étaient les esclaves qu’ils avaient achetés et les enfans qui étaient nés de ces esclaves, sans que pour cela il faille douter qu’Abraham n’ait tâché d’instruire les infidèles autant que son zèle et sa sagesse le lui suggéraient, et que, s’il en convertit quelques-uns pendant son séjour à Charan, ils n’aient pu le suivre au pays de Canaan. Il y a des gens qui veulent que son père n’ait servi les faux dieux que depuis son arrivée à Charan[12]. Cela paraît absurde ; car, comme il est fort probable[13] que cette famille abandonna la Chaldée pour éviter la persécution qu’elle avait sujet de craindre à cause de son éloignement de l’idolâtrie, il serait bien

  1. Ils appuient cette circonstance sur la Genèse, XI, 28.
  2. Judæi, apud Lyranum et Tostatum, citante Saliano, Annal., tom. I, pag. 402.
  3. Hieron. Tradit. Hebraïc. in Genesim.
  4. Epiph. de Hæres., lib. I, pag. 8.
  5. C’est le nom propre d’une ville, et il signifiait aussi le feu. Au IIe. livre d’Esdras, chap. IX, la version latine porte : Qui elegisti Abrabam, et eduxisti eum de igne Chaldæorum.
  6. Genèse, XV, 7.
  7. Paulus Burgensis. in addit. ad Postillam Lyrani in Genes., cap. XI.
  8. Apud Paulum Burgens. in Addit. ad Lyrani Postill. in Genes., cap. XI. Voyez son Morch Nevochim, part. III, cap. XXIX.
  9. Voyez Onkelos, paraphraste chaldéen, et Fagius qui l’a traduit.
  10. Chap. XII, v. 5.
  11. Voyez Salian. Ann., tom. I, pag. 406.
  12. Tostat. apud Pereriun in Genes., cap. XI.
  13. Cela est fondé sur le témoignage de Josephe et sur le livre de Judith, chap. V. Saint Augustin l’affirme, de Civit. Dei, liv. XVI, chap. XIII.