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ACHILLE.

que ce soit à manger, de sorte qu’il fut obligé de vivre de ce qu’il prenait à la chasse[1]. Mais était-ce vivre sans nourriture ? Cette explication est peut-être pire que les précedentes.

(C) Si nous en croyons Homère, c’est à Phénix, et non pas à Chiron, etc. ] Il y a bien des gens qui ne prennent point garde à cela. Décimator dit qu’Achille, après avoir été élevé par Chiron, qui lui enseigna l’art militaire, la musique et la morale, fut mis sous la direction de Phénix, qui lui apprit et à bien parler et à bien vivre, comme il s’en vante lui-même[2]. Il prouve cela à l’égard de la musique et de la morale, par ces vers d’Ovide au Ier. livre de Arte amandi, vs. 11 :

Phyllirides puerum citharæ præfecit Achillem,
Atque animos molli contudit arte feros.

Je les rapporte sans rien changer ni à l’orthographe, ni à citharæ præfecit, qui doit être changé en citharâ perfecit. Chacun peut voir qu’il ne s’agit là que de la musique, et nullement de l’étude de la morale. Ses preuves à l’égard de Phénix sont ces paroles d’Homère :

Τοὔνεκά με προέηκε διδασκέμεναι τάδε πάντα,
Μύθων τὲ ῥητῆρ ἔμεναι, πρηκτῆρα τε ἔργων[3].

Propterea me misit ut docerem ista omnia,
Verborumque orator essem, actorque rerum.


Mais, pour peu qu’on lise avec réflexion le livre de l’Iliade d’où cette autorité est empruntée, on verra que Décimator s’est abusé. Les expressions de Phénix témoignent qu’il fut le premier précepteur d’Achille. Vous ne vouliez rien manger, représente-t-il à ce héros, à moins que je ne vous prisse sur mes genoux, et que je ne vous coupasse les morceaux. Le vin, que vous vomissiez sur ma poitrine, pendant votre enfance malaisée, a souvent sali mes habits.

.... Ἐπεὶ οὐκ ἐθέλεσκες ἅμ᾽ ἄλλῳ
Οὔτ᾽ ἐς δαῖτ᾽ ἰέναι, οὔτ᾽ ἐν μεγάροισι πάσασθαι,
Πρίν γ᾽ ὅτε δὴ σ᾽ ἐπ᾽ ἐμοῖσιν ἐγὼ γούνασσι καθίσας,
Ὄψου τ᾽ ἄσαιμι προταμὼν, καὶ οἶνον ἐπισχὼν,
Πολλάκι μοὶ κατέδευσας ἐπὶ ςήθεσσι χιτῶνα
Οἴνου, ἀποϐλύζων ἐν νηπιέῃ ἀλεγεινῇ[4].

.... Non enim volebas cum alio
Neque ad convivium ire, neque in œdibus cibum sumere,
Antequam te meis ego genibus impositum
Obsonio satiavi secato anteà, et vinum admovens
Sœpè mihi rigasti ad pectora vestem
Vino, ejectans in infantiâ difficili.


Il a fallu nécessairement que je citasse ce grec ; car c’est un discours si étrange, qu’on aurait cru aisément qu’il n’est pas tel que je le traduis. Voyez ci-dessous le paragraphe XI. Mais, quoi qu’il en soit, cela montre que, si l’on veut se servir de l’autorité d’Homère à l’égard de Phénix, il faut renoncer à ce que d’autres rapportent touchant Chiron ; ou que du moins il ne faut pas donner à Chiron la première éducation d’Achille, et moins encore la faire durer jusqu’à ce qu’il eût appris à son disciple l’art militaire, la musique et la morale. Quand on est en état d’apprendre ces choses, on ne mange plus sur le giron de son père nourricier, et on ne lui rejette point du vin sur ses habits. Joignez à cela que ceux qui font élever Achille par Chiron, disent qu’il fut tiré de dessous sa discipline, pour être envoyé, sous l’habit de fille, à la cour du roi Lycomède, où son déguisement lui facilita bientôt les occasions de voir de près la fille du roi, comme il y parut par l’enfant qu’elle mit au monde. Or, depuis qu’il fut père, il n’y a point d’apparence qu’on lui ait donné de précepteur : par conséquent point de temps où placer les fonctions de Phénix après celles de Chiron. Les fautes de Décimator se trouvent dans le Thesaurus scholasticæ eruditionis de la dernière édition, quoique cet ouvrage ait été souvent corrigé par de doctes humanistes[5]. Demp-

  1. Commentaires sur les Emblèmes d’Alciat, pag. 624 de l’édition de Thuilius, à Padoue, en 1661, in-4.
  2. Decimator in Thesauro linguarum. C’est un gros in-folio, imprimé à Leipsick l’an 1606, pour la première fois
  3. Homer. Iliad. lib. IX, vs. 442.
  4. Idem, ibidem, vs. 482.
  5. Le premier auteur de ce Thesaurus s’appelle Basilius Faber, Soranus. Il était recteur d’un collége à Erford, et il publia son livre l’an 1571, après avoir employé 36 ans à enseigner la langue latine. L’ouvrage fut réimprimé en 1625, avec les corrections et les additions de Buchnerus, qui est mort en 1661, à l’âge de 70