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ACHILLE.

pourtant n’avaient pas été ses pédagogues, ne l’avaient point élevé dans son enfance. Les professeurs en médecine, qui enseignent, ou apprennent publiquement cent bons remèdes à leurs auditeurs, ou en particulier quelques recettes fort rares à des amis distingués, sont-ils pour cela ce qu’on appelle précepteurs ou gouverneurs d’un jeune homme ? Et, sans sortir de ce passage d’Homère, ne voyons-nous pas Achille qui apprend des remèdes à Patrocle, duquel néanmoins il n’avait pas été précepteur ? Pour entrer donc dans la pensée d’Homère, il faut dire qu’Achille fut élevé par Phénix depuis l’âge de trois ou quatre ans, jusqu’à l’âge où l’on peut apprendre à bien parler et à faire de belles actions ; mais qu’il ne laissa pas, dans cet intervalle de temps, ou après, d’ouïr les leçons de Chiron. C’est ainsi qu’un scoliaste a pris la pensée d’Homère ; car il remarque qu’Apollonius, qui feint que Chiron descendit au bord de la mer pour souhaiter un bon voyage aux Argonautes, et que sa femme l’y accompagna tenant Achille entre ses bras, et le montrant à Pelée, a suivi les poètes qui sont venus après Homère, et supposé avec eux que Chiron nourrit le petit Achille, chose dont Homère n’avait fait aucune mention. Ἠκολούθησεν Ἀπολλώνιος τοῖς μεθ᾽ Ὁμηρον ποιηταῖς, ὐπὸ Χείρωνος λέγων τὸν Ἀχιλλέα τραϕῆναι. Ὅμηρος δε οὐδεν τοιοῦτον λέγει.[1].

Apollonius a été fort excusable, puisqu’il n’a fait que suivre la foule ; car qui n’a point parlé de Chiron comme de celui qui avait élevé Achille ? N’est-ce point ce qu’Orphée[2], ce que Pindare[3], ce qu’Euripide[4], ce que tant d’autres poëtes[5] ont chanté ? Xénophon[6], Platon[7], Apollodore[8], Pline[9], Plutarque [10], Pausauias[11], Clément d’Alexandrie[12], Philostrate[13], Libanius[14], saint Grégoire de Nazianze [15], et plusieurs autres moins anciens[16], n’ont-ils point dit la même chose ? Mais, d’autre côté, ceux qui ont fait mention du préceptorat de Phénix[17], ne sont pas en plus petit nombre. Il ne faut donc pas tant s’étonner que, même selon quelques anciens auteurs, Phénix et Chiron aient été tous deux précepteurs d’Achille : il se faut contenter de dire que ces auteurs-là n’avaient point examiné la chose de près, ou qu’ils n’avaient eu aucun égard à l’incompatibilité qui résulte des circonstances du préceptorat de Phénix, et des circonstances du préceptorat de Chiron.

J’ai donc pu nier dans le Projet, que Stace, en parlant de Phénix et de Chiron comme de deux précepteurs d’Achille, puisse apporter quelque secours à Décimator et à ses complices ; car, outre que Stace ne marque point s’ils exercèrent cet emploi en même temps ou l’un après l’autre, ni lequel des deux fut le premier, on ne peut le mettre d’accord avec Homère, qui, en cas de concurrence, le doit emporter hautement sur lui. Considérez bien ces deux passages :

Non tibi certâsset juvenilia fingere corda
Nestor, et indomiti Phœnix moderator alumni,
Quique tubas acres lituosque audire volentem
Æaciden, alio frangebat carmine Chiron[18].

C’est le premier, et voici l’autre :

...Tenero sic blandus Achilli
Semifer Æmonium vincebat Pelea Chiron.

  1. Scholl. Apollon, in lib. I, vs. 558.
  2. Argonaut. vs. 379.
  3. Nem. Od. III
  4. Iphig. in Aul. vs. 209, 709.
  5. Senec. Troad. act. III, vs. 833, Stat. Silv. I, lib. II, vs. 89 ; Achil. lib. I, vs. 196, et passim alibi. ; Val. Flaccus, lib. I, vs. 254, et 407 ; Ausonius, Protrept. vs. 20 ; Claudian. de III Consul. Honor. vs. 61.
  6. De Venat, pag. 973, A, et 974, C.
  7. Hipp. tom. I, pag. 371. C. 3. de Republ. tom. II, pag. 391, B.
  8. Biblioth. lib. III.
  9. Hist. Nat. lib. XXV, cap. V.
  10. Sympos. lib. IV, cap. I, pag. 660, F ; et de Music. pag. 1146, A.
  11. In Lacon. pag. 197.
  12. Stromaton lib. I, pag. 306, B.
  13. In Heroïc. pag. 682, A, et 705, A.
  14. Progymn. pag. 71, A ; pag. 97, C, pag. 129, A ; pag. 142, C ; pag. 143, A ; et Declamat. pag. 259, D.
  15. Orat. XX, pag. 324.
  16. Eusthat. in Homer. pages 11, 34, et 840 ; Scholiast. Homeri in Iliad. lib. I, vs. 50, et lib. XVI, vs. 14 et 36.
  17. Voici les principaux : Scholiast. Homeri in Iliad. lib. IX, vs. 168 et 448. Dictys, lib. II. Xenophon, Conv. pag. 897, A. Plato, lib. II, de Republ. tom. II, pag. 390, E. Cicero, de Orat. lib. III, cap. 15. Strabo, lib. IX, pag. 297. Quintil., lib. II, cap. III. Statius, Silva III, lib. V, vs. 191. Plutarch. tom. II, pag. 4, 26 et 72. Lucian. Dialog. Mort. Philostrat. Lenm. pag. 136. Libanius, Progymn. pag. 99.
  18. Stat. lib. V, Silva III, vs. 191.