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ACINDYNUS.

s’il ne recevait cette somme le jour qu’il lui marquait. Le terme allait expirer sans que ce pauvre homme se vît en état de satisfaire le gouverneur. Il avait à la vérité une belle femme, mais qui n’avait point d’argent : ce fut néanmoins de ce côté-là que l’espérance de sa liberté lui apparut. Un homme fort riche, brûlant d’amour pour cette femme, lui offrit la livre d’or d’où dépendait la vie de son mari, et ne demanda pour toute reconnaissance que de passer une nuit auprès d’elle[a]. Cette femme, instruite par l’Écriture que son corps n’était point sous sa puissance, mais sous celle de son mari, communiqua au prisonnier les offres de ce galant, et lui déclara qu’elle était prête de les accepter, pourvu qu’il y consentît, lui qui était le véritable maître du corps de sa femme, et s’il voulait bien racheter sa vie aux dépens d’une chasteté qui lui appartenait tout entière et dont il pouvait disposer. Il l’en remercia, et lui ordonna d’aller coucher avec cet homme. Elle le fit, prêtant même en cette rencontre son corps à son mari, non par rapport aux désirs accoutumés, mais par rapport à l’envie qu’il avait de vivre [b]. On lui donna bien l’argent qu’on avait promis ; mais on le lui ôta adroitement, et puis on lui donna une autre bourse où il n’y avait que de la terre. La bonne femme, de retour à son logis (car elle avait été trouver le galant à sa maison de campagne), n’eut pas plus tôt aperçu cette tromperie qu’elle s’en plaignit publiquement. Elle en demanda justice au gouverneur, et lui raconta le fait d’une manière fort ingénue. Acindynus commença par se déclarer coupable, puisque ses rigueurs et ses menaces avaient fait recourir ces bonnes gens à de tels remèdes : il se condamna à payer au fisc la livre d’or ; ensuite il adjugea à la femme la terre d’où avait été prise celle qu’elle avait trouvée dans la bourse. Saint Augustin n’ose décider si la conduite de cette femme est bonne ou mauvaise (A), et il penche beaucoup plus à l’approuver qu’à la condamner (B), ce qui est assez surprenant (C). Nous avons vu ci-dessus [c] le même relâchement de morale dans saint Chrysostome, au sujet de la conduite d’Abraham et de Sara.

  1. Pollicens pro unâ nocte, si ei misceri vellet, se auri libram daturum. Augustinus, de Serm. Domini in Monte, lib. I, cap. XVI.
  2. Illa corpus non nisi marito dedit, non concumbere, ut solet, sed vivere cupienti. Augustinus, ibid.
  3. Dans la remarque (A) de l’article Abimélech.

(A) N’ose décider si la conduite de cette femme est bonne ou mauvaise. ] Cela est clair par ces paroles : Nihil hìc in alteram partem disputo ; liceat cuique æstimare quod velit[1]. Ailleurs il met en question si la chasteté d’une femme perdrait son intégrité en cas que, pour la vie de son mari, et par son ordre, elle couchât avec un autre homme. Scrupulosiùs disputari potest utrium illius mulieris pudicitia violaretur, etiam si quisquam carni ejus commixtus foret, cùm id in se fieri pro mariti vitâ, nec illo nesciente sed jubente permitteret, nequaquàm fidem deserens conjugalem, et potestatem non abnuens maritalem[2] ? Rivet, ayant cité ces paroles, ajoute[3]

  1. August. de Sermone Domini in Monte, lib. I, cap. XVI.
  2. Augustinus contra Faust. Manich., lib. XXII, cap. XXXVII.
  3. Riveti Exercit. LXXIII in Genes. Oper. tom. I, pag. 281.