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ACOSTA.

dans l’hypothèse de la providence et du libre arbitre de l’Être éternel et nécessaire. Quoi qu’il en soit, il n’y a personne qui, en se servant de la raison, n’ait besoin de l’assistance de Dieu ; car, sans cela, c’est un guide qui s’égare : et l’on peut comparer la philosophie à des poudres si corrosives, qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeraient la chair vive, et carieraient les os, et perceraient jusqu’aux moelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs, mais, si on ne l’arrête point là, elle attaque les vérités : et quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. Il faut imputer cela à la faiblesse de l’esprit de l’homme, ou au mauvais usage qu’il fait de ses prétendues forces. Par bonheur, ou plutôt par une sage dispensation de la providence, il y a peu d’hommes qui soient en état de tomber dans cet abus.

(H) Affectaient de dire qu’il n’était ni juif, ni chrétien, ni mahométan. ] Il y avait en cela, répondait-il, et de la malice et de l’ignorance ; car, s’il eût été chrétien, ils l’eussent considéré comme un idolâtre abominable, qui, avec le fondateur du christianisme, eût été puni du vrai Dieu comme un révolté. S’il eût suivi la religion mahométane, ils n’eussent point parlé de lui moins odieusement. Il ne pouvait donc en nulle manière se garantir des coups de leur langue, à moins qu’il ne s’attachât dévotement aux traditions pharisaïques. Considérons ses propres paroles : Scio adversarios istos, dit-il[1], ut nomen meum coram indoctâ plebe dilanient, solitos esse dicere, « Iste nullam habet religionem, Judœus non est, non christianus, non mahometanus. Vide priùs, pharisæe, quid dicas ; cæcus enim es, et licet malitiâ abundes, tamen sicut cæcus impingis. Quæso, dic mihi, si ego christianus essem, quid fuisses dicturus ? Planum est, dicturum te, fœdissimum me esse idololatram, et cum Jesu Nazareno christianorum doctore pœnas verò Deo soluturum, à quo defeceram. Si mahometanus essem, norunt etiam omnes quibus me honoribus fuisses cumulaturus : et ita nunquàm linguam tuam possem evadere ; unicum hoc effugium habens, nempè ad genua tua procumbere, et fœdissimos pedes tuos, tuas inquam nefarias et pudendas institutiones osculari. » Il se sert d’une autre réponse ; car il demande à ses adversaires si, outre les trois religions qu’ils ont nommées, et dont les deux dernières leur paraissent moins une religion qu’une révolte contre Dieu, ils en reconnaissent quelque autre. Il suppose qu’ils reconnaissent une religion naturelle comme véritable, et comme un moyen de plaire à Dieu, et qui suffit à sauver toutes les nations, excepté les Juifs. C’est celle qui est contenue dans les sept préceptes que Noé et ses descendans jusqu’à Abraham observèrent. Il y a donc selon vous, dit-il, une religion sur laquelle je puis m’appuyer, quoique je descende des Juifs ; car, si mes prières ne peuvent pas vous engager à me permettre de me mêler dans la foule des autres peuples, je ne laisserai pas de me donner cette licence. Là-dessus, il fait l’éloge de la religion naturelle.

Par sa première réponse, il est aisé de connaître que les juifs lui faisaient une objection plus spécieuse que forte : elle avait moins de solidité que d’éclat ; elle était plus propre à les amener à leurs fins que conforme aux lois exactes du raisonnement : elle était au fond un peu suspecte de supercherie. Voici d’où vient son éclat. L’esprit de l’homme est tellement fait, que, par les premières impressions, la neutralité en fait de culte de Dieu le choque plus rudement que le faux culte ; et ainsi, dès qu’il entend dire que certaines gens ont abandonné la religion de leurs pères, sans en prendre une autre, il se sent saisi de plus d’horreur que s’il apprenait qu’ils étaient passés de la meilleure à la pire. Cette première impression l’éblouit, et le remue de telle sorte qu’il se règle là-dessus pour juger de ces gens-là ; et c’est à quoi il proportionne les passions qu’il conçoit contre eux. Il ne se donne point la patience d’examiner profondément si en effet il vaut mieux s’aller ranger sous les étendards du diable, dans quelqu’une des fausses religions

  1. Acosta, Exemplar. hum. Vitæ, pag. 351.