Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique (1820) - Tome 1.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
286
AGRICOLA.

l’histoire de ce grand homme, encore que l’on s’y soit fort étendu sur ses talens. Aurait-on oublié celui-là, qui est le plus extraordinaire qui se puisse voir ? 2°. Il devint savant jusqu’au prodige, avec des livres d’emprunt, et sans maître. L’hyperbole est ici accompagnée d’une fausseté palpable : car nous lisons dans sa vie, qu’il fut envoyé de très-bonne heure au collége [1], et qu’après l’étude de la grammaire, il alla étudier à Louvain, où il logea au collége du Faucon, et y fit toutes les fonctions d’un écolier de philosophie : et il s’attacha d’ailleurs à quelques personnes qui avaient du goût pour la belle latinité. À Ferrare, il fut un auditeur assidu de Théodore de Gaza : Ibi Theodorum Gazam Aristotelis scripta enarrantem diligenter audivit[2]. Il est bien vrai que dans ses voyages il ne portait avec lui que peu de livres, et que laissant le reste de sa bibliothéque chez ses amis, il se servait de livres d’emprunt, selon qu’il en avait besoin ; mais, outre qu’il n’y a point d’homme de lettres qui n’en use ainsi en voyageant, oserait-on dire qu’Agricola a tout appris pendant ses voyages ? 3°. Il commença ses études par où les autres avaient accoutumé de les finir, c’est-à-dire, par la langue hébraïque. Il la voulut savoir, non-seulement dans sa pureté, mais encore avec toutes les altérations que le temps et le raffinement des rabbins y ont produites. Il eut le même soin de s’introduire en la langue grecque... Enfin, il se mit au latin, sans avoir égard aux remontrances de ceux qui prétendaient l’en dissuader, sur ce que l’habitude d’écrire et de prononcer l’hébreu semblait avoir introduit dans son esprit de l’incompatibilité avec les phrases et les expressions romaines. Où est l’homme qui puisse lire cela sans étonnement, s’il sait que notre Rodolphe l’apprit l’hébreu que peu d’années avant sa mort, et que les progrès qu’il y fit furent médiocres[3] ? Je m’imagine que M. Varillas a été trompé par ce latin. Transisti enim, c’est une apostrophe à Agricola, hebraïcas, græcasque litteras usque adeò stupendâ celeritate, ut nequaquàm Gruningiæ ia ultimâ Frisiâ, sed Hierosolymis Athenisque natus ac educatus à doctissimis crederêre. Latinas porro tantâ felicitate didicisti, docuistique, ut, etc.[4]. Voilà pourquoi, ce me semble, M. Varillas s’est imaginé qu’Agricola apprit d’abord la langue hébraïque, puis la grecque, et enfin la latine, et qu’il composait et parlait souvent en hébreu 4°. Il fit un progrès si surprenant dans le latin, qu’Érasme, si peu accoutumé à louer en autrui les richesses qu’il possédait, ne se pouvait lasser de l’admirer, principalement après qu’il eut donné au public ses Commentaires, si polis et si dignes du siècle d’Auguste, sur La Rhétorique et la Logique d’Aristote. Érasme était si peu de chose lorsque Agricola mourut, que c’est mal chercher les progrès de son admiration, que de les chercher dans les années qui ont précédé la mort d’Agricola. C’est d’ailleurs un anachronisme que de dire que cet illustre Frison a vécu jusqu’au temps que la possession des belles-lettres empêchait Érasme de les louer en autrui. Voici encore deux observations. Les Commentaires sur la Logique d’Aristote ne parurent qu’après la mort de auteur. C’est Érasme qui nous l’apprend, et qui dit même qu’ils étaient tronqués : Latitabant apud nescio quos Commentarii Dialectices ; nuper in publicum prodierunt, sed mutili[5]. À coup sûr, ce n’est pas dans cet ouvrage qu’on peut admirer le latin d’Agricola, ni les manières polies du siècle d’Auguste. 5°. L’électeur palatin… fit venir Agricola à Heidelberg, lui donna la première chaire pour l’éloquence dans l’université... et le fit son conseiller d’état. La Vie d’Agricola, ni parmi celles des professeurs de Groningue, ni dans Melchior Adam, ne dit rien de tout cela. C’est à l’évêque de Worms qu’elle attribue d’avoir attiré Agricola au Palatinat.

(N) C’est celui de Inventione dialecticâ. ] Voici une remarque qui m’a été communiquée depuis la première édition. « Rodolphe Agricola n’a fait

  1. Puer admodùm in ludum litterarium missùs. Adami Vitæ Philosoph., pag. 13.
  2. Ibid., pag. 15.
  3. Voyez ci-dessus la remarque (E), et joignez-y ces mots d’Érasme : Extremo vitæ tempore ad litteras Hebraïcas... totum animum appulerat. Erasm. Adagior. Chiliad. I, cent. IV, num. 39, pag. 145
  4. Paul. Jovius, Elegiorum cap. XXXII.
  5. Erasm. Adagior. Chil. I, cent. IV, num. 39 ; pag. 145.