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AMPHIARAÜS.

tout le monde jeta incontinent les yeux sur Aristides, comme sur celui à qui véritablement, plus qu’à nul autre appartenoit la louange d’une si grande vertu : car il n’estoit pas seulement ainsi ferme et roide pour résister à faveur et à grâce seulement, mais aussi à ire et à haine semblablement ; pour ce que là où il estoit question de justice, amitié ne lui eust sceu rien faire pour ses amis, ni inimitié contre ses ennemis[1]. » Voilà le plus bel éloge du monde. Amphiaraüs était digne d’admiration s’il le méritait : Aristide, qui a paru le mériter, est un homme incomparable. Voici les paroles d’Eschyle à la louange d’Amphiaraüs, dans la tragédie intitulée Ἕπτα ἐπὶ Θήϐας, Septem contra Thebas, vers. 544 :

Οὐ γὰρ δοκεῖν ἀριςος, ἀλλ᾽ εἶναι θέλει.
Βαθεῖαν ἅλοκα διὰ ϕρενὸς καρπούμενος,
Ἑξ ἧς τὰ κεδνὰ βλαςάνει βουλεύματα.

Non enim optimus videri, sed esse volet.
Profundo mentis sulco fruens,
Ex quo sana germinant consilia.


Faisons quelques réflexions sur un sujet qui en peut fournir une infinité, et disons, 1°. que, si les païens n’ont point pratiqué la véritable vertu, ils l’ont du moins bien connue : car ils ont loué ceux qui, en faisant une belle action, ne se proposent pour récompense, ni un intérêt pécuniaire, ni l’approbation publique ; et ils ont méprisé ceux qui ont pour but, dans l’exercice de la vertu, la réputation, la gloire, l’applaudissement de leur prochain. Soyez désintéressé tant qu’il vous plaira quant au profit, à l’acquisition des richesses ou des charges, si vous ne l’êtes point quant à la louange, vous ne faites que ramper ; vous n’êtes point guéri de la maladie de l’amour-propre, vous n’êtes sorti que des piéges les plus grossiers, vous ne faites que porter une chaîne plus déliée : en un mot, vous vous trouverez dépeint dans le traité de M. Esprit, sur la Fausseté des vertus humaines. Appliquez à toutes les vertus la belle règle que Sénèque vous a prescrite par rapport à la libéralité ; elles seront véritables : mais sans cela elles ne le seront point. Voici la morale de ce philosophe ; il répond à cette objection : « Quoi ! celui à qui j’aurai fait du bien ne saura pas de qui il l’aura reçu ? » Quid ergò ! ille nesciet à quo acceperit ? Primùm nescint si hoc ipsum beneficii pars est : deindè multa alia faciam, multa tribuam, per quæ intelligat et illius auctorem. Denique ille nesciat accepisse se : ego sciam me dedisse. Parum est, inquis, Parum, si fœnerare cogitus ; sed si dare quo genere accipienti maximè profuturum erit, dabis : contentus eris te teste. Alioquin non benefacere delectat, sed videri benefecisse. Volo, inquis, sciat : debitorem quæris. Volo utique sciat : quid, si illi utilius est nescire ? si honestius, si gratius ? non in aliam partem abibis ? Volo sciat : ità tu hominem non servabis in tenebris ? Non nego, quoties patitur res, percipiendum gaudium ex accipientis voluntate : sin adjuvari illum et oportet, et pudet ; si quod præstamus offendit, nisi absconditur : beneficium in acta non mitto. Quidni ? ego illi non sum indicaturus me dedisse : cùm inter prima præcepta ac maximè necessaria sit, ne unquàm exprobrem, imò ne admoneam quidem ? Hæc enim beneficii inter duos lex est : alter statìm oblivisci debet dati, alter accepti nunquàm [2].

Ma deuxième réflexion est qu’il arrive rarement que le but d’être loué soit la fin unique de ceux qui ne se contentent pas du témoignage de leur conscience. Observez bien les personnes qui aspirent à ces deux choses, l’une d’être honnêtes gens, l’autre de le paraître, vous verrez que leur ambition ne se borne pas à joindre ensemble la réalité et les apparences de la vertu. La vapeur subtile de l’encens ne leur suit pas : ils souhaitent qu’il s’y mêle quelque chose de plus grossier. La réputation toute seule leur paraît une récompense trop spirituelle ; ils travaillent à l’incorporer avec les commodités de la vie, et ils font bientôt servir la louange et l’approbation à s’acquérir du crédit auprès de ceux qui distribuent les charges, et puis ils se servent de ce crédit pour s’enrichir ou pour contenter toutes leurs passions. Ainsi la plus sûre voie

  1. Plutarchus in Vitâ Aristidis, pag. 320. Je me sers de la version d’Amyot. Voyez le même Plutarque dans ses Apophthegmes, pag. 186, et de Audiendis Poëtis, pag. 32.
  2. Seneca, de Benefic., lib. II, cap. X.