Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/105

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Onze heures et demie sonnèrent. La porte de la rue s’ouvrit avec bruit. Un homme entra. La fille, sans changer de place et sans se pencher, dit :

— C’est lui !

Le père avait déjà reconnu François, malgré la jaquette et le chapeau de feutre dur ; il l’avait reconnu dans la pénombre de la salle, à cette démarche bouvière, à cette habitude aussi qu’avait François de tenir les bras un peu écartés du corps. Il l’eut bientôt devant lui, sur le seuil de la cuisine, et il retrouva d’un coup d’œil ces traits lourds, ce visage rose et rousselé, ces moustaches tombantes, cet air de lassitude et de nonchalance qui n’avaient pas changé. François marchait la tête basse. En apercevant le père, il eut un petit mouvement d’émotion.

— Bonjour, père ! dit-il en tendant la main… Alors, ça ne va pas, à ce que je vois ?

Le métayer fit un signe de dénégation.

— Vous avez de la peine… Oui, je comprends… J’en aurais à votre place… André n’aurait pas dû faire ça, lui ; il était le dernier… Il devait rester…

Toussaint Lumineau avait saisi la main de François, et il la serrait entre les siennes, avec une tendresse qui parlait, et ses yeux cherchaient en même temps les yeux de son fils, et faisaient la même prière. Mais celui-ci se remettait de sa surprise, rapidement, à mesure que les paroles muettes du père lui entraient dans l’âme. Il se raidissait contre cette pitié qui l’avait saisi un moment. Bientôt il retira sa main, se recula un peu, et dit, de l’air d’un homme qui se défie et se défend :

— J’entends bien… vous voudriez ne pas prendre un autre domestique, n’est-ce pas, et nous ramener à Sallertaine, Lionore et moi ?

— Si tu le pouvais, mon François : je n’ai plus personne !

François eut un demi-sourire de satisfaction d’avoir deviné juste, et répondit :

— Vous voyez pourtant que l’autre aussi est parti, et qu’il n’y a plus rien à faire avec la terre.

— Tu te trompes : il est parti pour la cultiver ailleurs, en Amérique ! C’est de ne plus te voir, François, qui l’a dégoûté de la terre de chez nous.