Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lumineau, le plus beau fils de chez nous ! » Toute gaieté a disparu. L’âme s’est transformée comme le corps. Elle s’est fermée. Il est dur, il est soupçonneux, il est méchant. Ses frères et ses sœurs cachent leurs moindres démarches à cet homme pour qui le bonheur des autres est un défi à son mal ; ils redoutent son habileté à découvrir les projets d’amour, sa perfidie qui cherche à les rompre. Celui qui ne sera pas aimé ne veut pas qu’on aime. Il ne veut pas surtout qu’un autre prenne la place qui lui revenait de droit en sa qualité d’aîné, celle de futur maître, de successeur du père dans le commandement de la métairie. Pour cette raison il jalouse François, et plus encore André, le beau chasseur d’Afrique, le préféré du père ; il jalouse même le valet qui pourrait devenir dangereux, s’il épousait Rousille. Mathurin Lumineau dit quelquefois : « Si je guérissais ! Il me semble que je suis mieux ! » D’autres fois, une sorte de rage s’empare de lui, pendant des jours il reste muet, retiré dans les coins de la maison ou dans les étables, puis les larmes viennent et fondent sa colère. En de tels moments, un seul homme peut l’approcher : le père. Une seule chose attendrit l’infirme : voir les champs de chez lui, les labours de ses bœufs, les semailles d’où naîtront les avoines et les blés, les horizons où il a connu la vie pleine. Depuis six ans que celle-ci l’a quitté, il n’a pas reparu dans le bourg de Sallertaine, même pour ses Pâques, qu’il ne fait plus. Jamais il n’a rencontré sur sa route Félicité Gauvrit, de la Seulière. Seulement, il demande quelquefois à Éléonore : « Entends-tu raconter qu’elle se marie ? Est-elle belle toujours, comme au temps où j’avais ses amitiés ? »

Lorsque Marie-Rose entra dans la salle de la Fromentière, ce fut lui seul qu’elle regarda, à la dérobée, et il lui parut qu’il avait son mauvais rire, et qu’il avait vu ou deviné la sortie du valet.

— Voilà la soupe finie, dit le métayer. Allons, Mathurin, pique une tranche de lard avec moi !

— Non, c’est toujours la même chose, chez nous.

— Eh ! tant mieux, répondit le père, c’est bon, le lard : moi je l’aime !

Mais l’infirme, repoussant le plat et haussant les épaules, murmura :