Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/79

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le nouvel arrivant, à pareille heure, et dans ce lieu. Lui, brusquement frappé par l’air chaud, las et rouge, mais fier de la stupéfaction qu’il provoquait, droit sur ses béquilles, riant dans sa barbe rousse, il dit d’une voix éclatante :

— Salut à tous !

Puis s’adressant aux femmes groupées, qui se penchaient au fond de la salle, et caquetaient déjà :

— Qui veut danser une ronde avec moi, mes galantes ?… Qu’avez-vous à me regarder comme ça ? Je ne reviens pas. J’amène mon frère, le beau Driot, pour faire vis-à-vis.

On le vit s’avancer, et derrière lui le dernier fils de la Fromentière, mince et haut, la main au front, saluant militairement. Alors, dans toute la salle, ce furent des éclats de rire, des questions, des bonjours. Les danseuses se précipitèrent vers eux aussi vite qu’elles s’étaient écartées. Des mains d’hommes se tendirent de toutes parts. Les éclats sonores de la voix du vieux Gauvrit dominèrent le tumulte. Du fond de la seconde chambre, il criait, déjà un peu pris de vin :

— La plus belle fille pour danser avec Mathurin ! La plus belle ! Qu’elle se montre !

Ce ne fut pas pour obéir à son père que Félicité Gauvrit s’avança. Mais, un instant décontenancée par cette brusque entrée, observée par les femmes et par les hommes, elle comprit qu’elle devait payer d’audace, et, s’approchant de Mathurin Lumineau, ses yeux noirs dans les yeux de l’infirme, elle lui jeta les bras autour du cou, et l’embrassa.

— Je l’embrasse, dit-elle, parce qu’il a plus de courage que la moitié des gars de la paroisse. C’est moi qui l’avais invité !

Étourdi, enivré par tous les souvenirs qui s’éveillaient en lui, Mathurin se déroba une fois de plus. On le vit pâlir, et, tournant sur ses béquilles, fendre le groupe d’hommes qui se trouvait à sa gauche, en disant :

— Place, place, mes gars, je veux m’asseoir !

Il s’assit, dans la seconde chambre, à côté de plusieurs anciens, dont le vieux Gauvrit, qui s’écartèrent, et, pour première marque de bienvenue, lui versèrent un