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LETTRES DE VOYAGE

« Tout à coup un cri aigu, prolongé, chevroté, un piaulement de chouette ou d’orfraie éblouie, un sanglot d’enfant égorgé, un rire de goule dans un cimetière, partit à travers la nuit comme une fusée stridente. Cette note, d’une tonalité surnaturelle, cette note aiguë, frêle et tremblée, fausse comme un soupir de hyène, méchante comme un ricanement de crocodile, éveilla dans le lointain les jappements enroués des chacals, et me fit froid à la moëlle des os. Il me sembla qu’un vol d’afrites ou de djinns passait au-dessus de moi.

« Ce miaulement infernal était poussé par les femmes, qui soutiennent ce cri en frappant leur bouche avec le plat de la main, pour faire vibrer le son. On ne saurait imaginer rien de plus discordant, de plus affreux, de plus sinistre. Les grincements des roues de chars à bœufs qui, pendant la nuit, dans les montagnes de l’Aragon, font fuir les loups d’épouvante, ne sont, à côté de cela, que de l’harmonie rossinienne.

« Cet épouvantable applaudissement parut exciter les Aïssaoua, ils chantèrent d’une voix plus forte et plus accentuée. Les joueurs de tarboukas frappèrent leur peau d’onagre avec une vigueur et une activité toujours croissantes. Les têtes des assistants marquaient la mesure par un petit hochement nerveux, et les femmes scandaient l’interminable litanie des miracles de Sidi-M’hammet-ben-Aïssa de glapissements de plus en plus rapprochés.

« La ferveur de la prière augmentait ; les figures des khouans commençaient à se décomposer ; ils remuaient la tête comme des poussahs, ou la faisaient rouler d’une épaule à l’autre, la mousse leur venait aux lèvres ; leurs yeux s’injectaient, leurs prunelles renversées fuyaient sous la paupière, et ne laissaient voir que la cornée ;