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LETTRES DE VOYAGE

entendre la chanson de nourrice qui berçait le monde enfant. — Si j’ai compris les effets prodigieux que les historiens rapportent de la musique grecque, dont le secret est perdu pour les civilisations modernes, malgré les efforts de quelques musiciens érudits, c’est en écoutant ces airs arabes dédaignés par messieurs de la fugue et du contre-point, et qui ont valu à l’ode symphonie du Désert la plus rapide et la plus enthousiaste vogue musicale de notre temps.

« La cour dans laquelle la cérémonie allait commencer, était assez vaste, entourée par des bâtiments à toits plats et crépis à la chaux ; elle s’éclairait bizarrement par des bougies et des lampes placées à terre auprès des groupes. Le ciel, d’un indigo sombre, s’étendait au-dessus comme un plafond noir tout dentelé par des files de spectres blanchâtres posées, ainsi que des oiseaux de nuit, sur le rebord du toit. On eût dit un essaim de larves, de lémures, de stryges, d’aspioles et de goules attendant la célébration de quelque mystère de Thessalie ou l’ouverture de la ronde du sabbat. Rien n’était plus effrayant et plus fantastique que ces ombres muettes et pâles suspendues au-dessus de nos têtes dans l’immobilité morte de créatures de l’autre monde. C’étaient les femmes de la tribu qui s’étaient rangées sur les terraces pour jouir à leur aise de l’horrible spectacle qui allait avoir lieu.

« Les Aïssaoua s’étaient accroupis, au nombre d’une trentaine environ, autour du mokaddem ou officiant, qui commença, d’une voix lente et monotone, à réciter une prière, que les khouans accompagnaient de grognements sourds. De temps à autres, un faible coup de tarbouka rhytmait et coupait ce murmure, qui allait s’enflant peu à peu et se grossissant comme une vague avec un bruit d’Océan ou de tonnerre lointain.