Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/388

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lage ; ses amis mêmes disaient de lui qu’il s’était fait avocat, procureur et recors, exprès pour me tourmenter.

Outragé dans ma personne, privé de ma liberté, ayant perdu cinquante mille écus, emprisonné, calomnié, ruiné, sans revenus libres, sans argent, sans crédit, ma famille désolée, ma fortune au pillage, et n’ayant pour soutien dans ma prison que ma douleur et ma misère, en deux mois de temps, du plus agréable état dont pût jouir un particulier, j’étais tombé dans l’abjection et le malheur ; je me faisais honte et pitié à moi-même.

Ces murs dépouillés, ces triples barreaux, ces clameurs, ces chants, cette ivresse de l’espèce humaine dégradée, dont toutes les prisons retentissent, et qui font frémir l’honnête homme, me frappant sans cesse, augmentaient l’horreur de ce séjour infect ; mes amis venaient pleurer en prison auprès de moi la perte de ma fortune et de ma liberté. La piété, la résignation même de mon vénérable père, aggravaient encore mes peines : en me disant avec onction de recourir à Dieu, seul dispensateur des biens et des maux, il me faisait sentir plus vivement le peu de justice et de secours que je devais désormais espérer des hommes.

J’avais tout perdu ; mais mon courage me restait. J’essuyais les larmes de tout le monde en disant : Mes amis, cachez-moi votre douleur ; ne détendez pas mon âme, dont l’indignation soutient encore le ressort. Si je perds la mâle fierté qui lutte en moi contre l’humiliation, si le découragement me saisit une fois, si je pleure avec vous, c’est alors que je suis perdu. Eh quoi ! mes amis, si le degré de lumière qui devait éclairer mes droits a manqué à mes juges, si l’adresse de mes ennemis a surpassé mes forces, rougirez-vous de moi, parce qu’on m’a calomnié ? Dois-je périr en prison parce qu’on s’est trompé au Palais ? Triste jouet de la cupidité, de l’orgueil ou de l’erreur d’autrui, mon infortune ou mon bonheur seront-ils enchaînés à des événements étrangers ? Je n’aurais donc qu’une existence relative ! Ah ! qu’ils comblent mon infortune ; mais qu’ils ne se vantent pas d’avoir troublé ma sérénité ! J’ai beaucoup perdu pour les autres, et peu de chose pour moi ; mais quand ils m’auront bien accablé, la pitié succédant à la fureur, peut-être ils diront un jour : Ce n’était pas une âme méprisable que celle qui sut en tout temps se modérer, dédaigner l’outrage, affronter le péril, et soutenir le malheur.

Mes amis se taisaient, mes sœurs pleuraient, mon père priait, et moi, les dents serrées, les yeux fixés sur le plancher de mon horrible prison, j’en parcourais rapidement le court espace, en recueillant mes forces et me préparant à de nouvelles disgrâce : elles sont arrivées, et ne m’ont point étonné. Je sais les supporter : d’autres viendront après celles-ci ; je les supporterai encore, assuré que rien ne m’appartient véritablement au monde que la pensée que je forme, et le moment où j’en jouis.

Le plus incroyable procès criminel a couronné tant d’infortunes : et parce que M. Goëzman est un homme peu délicat, je me suis vu dénoncé par lui comme corrupteur et calomniateur ; et parce que c’est un homme peu réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences d’une fausse déclaration et d’une dénonciation calomnieuse.

Vous m’avez encore dénoncé depuis, monsieur, comme un faussaire, par le compte insidieux que vous rendez à la nation, dans votre mémoire, des motifs de votre rapport au parlement. Vous m’avez dénoncé devant la nation comme un faussaire et un imposteur, dans ce même mémoire, en disant que j’avais supposé de fausses lettres de protection de Mesdames, etc. Tous ces faits étaient étrangers à vos défenses ; mais, emporté par la haine qui vous aveugle, vous n’avez pas réfléchi que si, poussant votre adversaire à bout, vous lui donniez l’exemple de sortir du fond de l’affaire pour examiner votre conduite, il vous écraserait à la première parole. Eh bien ! cette parole que je retenais depuis longtemps, et que vous avez provoquée à grands cris par tant d’horreurs, elle est enfin sortie de ma bouche.

Vous m’avez dénoncé comme faussaire ; je viens de me justifier. Moi, je vous dénonce à mon tour comme faussaire aux chambres assemblées, avec cette différence que vous n’aviez nullement besoin de m’accuser faussement pour vous justifier, et qu’il m’importe à moi de prouver les faux que vous avez faits dans la déclaration de le Jay, tant par le positif de ces déclarations, que par l’analogie de votre peu de délicatesse en d’autres circonstances.

Le défaut d’intérêt et la clandestinité sont les seuls vices qui rendent un dénonciateur odieux. Mon honneur offensé par vous sur tous les chefs me garantit du premier reproche ; et la publicité que je donne à mon attaque va me mettre à couvert du second.

dénonciation que pierre-augustin caron de beaumarchais a faite par écrit à m. le procureur général, contre m. gœzman, le mercredi 15 décembre 1773.

Je suis poursuivi criminellement par-devant nosseigneurs du parlement, les chambres assemblées, sur une dénonciation que M. Goëzman a faite contre moi en corruption de juge. J’ai donné mes défenses, et les preuves les plus fortes de mon innocence existent dans l’instruction du procès qui s’en est suivi ; la cour décidera si M. Goëzman est aussi fondé qu’il le présume. L’honneur est aujourd’hui pour moi le principal objet de ce procès. Dans les défenses de mes adversaires, je suis qualifié des plus infâmes titres ; on y emploie contre moi les épithètes les plus abominables. Mon hon-