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LES DEUX AMIS, ACTE I, SCÈNE XIII.

MÉLAC PÈRE.

Eh ! mon ami, les lois contiennent les méchants sans les rendre meilleurs ; et les mœurs les plus pures ne peuvent sauver un honnête homme d’un malheur imprévu.

AURELLY.

Monsieur, la probité du négociant importe à trop de gens, pour qu’on lui fasse grâce en pareil cas.

MÉLAC PÈRE.

Mais écoutez-moi.

AURELLY.

Je vais plus loin. Je soutiens que l’honneur des autres est engagé à ce que celui qui ne paye pas soit flétri publiquement.

MÉLAC PÈRE, mettant ses mains sur son visage.

Ah ! bon Dieu !

AURELLY.

Oui, flétri. S’il est malheureux, entre mourir et paraître indigne de vivre, le choix est bientôt fait, je crois. Qu’il meure de douleur ; mais que son exemple terrible augmente la prudence ou la bonne foi de ceux qui l’ont sous les yeux.

MÉLAC PÈRE, s’échauffant.

Vous condamnez, sans distinction, à l’opprobre un infortuné comme un coupable ?

AURELLY.

Je n’y mets pas de différence.

MÉLAC PÈRE.

Quoi ! si l’un de vos amis, victime des événenents…

AURELLY.

Je serai son juge le plus sévère.

MÉLAC PÈRE, le regardant fixement.

Si c’était moi ?

AURELLY.

Si c’était toi ?… Son air m’a fait trembler.

MÉLAC PÈRE.

Vous ne répondez pas ?

AURELLY, fièrement.

Si c’était vous ?… (Avec effusion.) Mais, premièrement, tu n’es pas négociant : et voilà comme tu dis toujours ; quand tu ne peux convaincre mon esprit, tu attaques mon cœur.

MÉLAC PÈRE, à part.

Ciel ! comment lui apprendre…



Scène XII


MÉLAC père, PAULINE, AURELLY.
PAULINE, habillée.

Ah ! voilà mon oncle de retour.

MÉLAC PÈRE, à part, avec douleur.

Et sa nièce !

PAULINE.

Bonjour, mon cher oncle ; avez-vous mieux reposé cette nuit que la précédente ?

AURELLY.

Fort bien ; et toi ?

PAULINE.

Votre conversation si sérieuse du souper m’a un peu agitée : elle m’a laissé une impression… j’ai peu dormi.

AURELLY, en riant.

Nous aurons soin à l’avenir de monter nos bavardages sur un ton plus gai. Nous ne devons pas troubler les nuits de celle qui nous rend les jours si agréables.

(Pauline l’embrasse.)
MÉLAC PÈRE, à part.

Sa sécurité me perce l’âme.

AURELLY.

Ah çà, mon enfant, quel amusement nous disposes-tu aujourd’hui ?

PAULINE.

Cette après-midi ? Grand assaut de musique entre l’obstiné Mélac et moi ; vous serez les juges. Vous savez qu’il donne la préférence au violon sur tout autre instrument.

AURELLY, gaiement.

Et toi, tu défends le clavecin à outrance ?

PAULINE.

Je soutiens l’honneur du clavecin. La loi du combat est que le vaincu sera réduit à ne faire qu’accompagner l’autre, qui brillera seul tout le reste du concert ; et je vous confie que j’ai de quoi le faire mourir de dépit.

AURELLY.

Bravo ! bravo !

MÉLAC PÈRE, d’un ton pénétré.

Ne ferions-nous pas mieux, mes amis, de remettre ce concert ? Tant de gens sont, à Lyon, dans le trouble et l’inquiétude ! « Il me semble (dira-t-on) que ceux-ci fassent parade de leur aisance, pour insulter à l’embarras où les autres sont plongés. » On comparera cette joie déplacée avec le désespoir qui poignarde peut-être en ce moment d’honnêtes gens qui ne s’en vantent pas.

AURELLY, riant.

Ah, ah, ah ! vois-tu comment ce grave philosophe détruit nos projets d’un seul mot ? Il faut bien lui céder, pour avoir la paix. Remets ton cartel à un autre jour.

MÉLAC PÈRE, à part, en sortant.

Allons sauver, s’il se peut, l’honneur et la vie à ce malheureux.



Scène XIII


PAULINE, AURELLY.
AURELLY.

Mais… il a quelque chose aujourd’hui… N’as-tu pas remarqué ?

PAULINE.

En effet, j’ai cru voir un nuage…

AURELLY.

Ah ! la philosophie a aussi ses humeurs.