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ii
VIE DE BEAUMARCHAIS.

natale existe toujours, avec le Chat noir en relief de son enseigne, au coin de la rue de la Reynie.

L’horloger Caron, converti d’assez fraîche date, était né dans la religion protestante, comme tant d’autres de la même industrie, auxquels Genève, après l’émigration forcée qui suivit la révocation de l’édit de Nantes, a dû sa fortune. Il en garda une certaine sévérité de principes, dont son fils n’hérita guère, mais qui du moins, sauf quelques rares erreurs — la plus grave fut la dernière[1] — l’empêcha de tomber dans ces écarts d’irréligion qui furent la maladie et la ruine de son siècle.

Homme d’intelligence et d’entreprise, et, par là, digne précurseur de son fils, André-Charles Caron, pour faire vivre sa famille fort nombreuse — il avait eu dix enfants pendant les douze premières années de son mariage — ne s’en tenait pas aux seules ressources de son métier. Il s’occupait, ce qui d’ailleurs ne l’en éloignait guère, d’inventions, de machines. En 1726, au moment où fut posé ce grand problème de mécanique, que la vapeur devait résoudre beaucoup plus tard, sur le meilleur système à adopter pour remorquer les bateaux et remonter les rivières, il figura parmi les concurrents, sans grand succès, à ce qu’il semble[2], mais aussi sans découragement.

Vingt ans après, il suivait encore cette idée, et tout ce qui s’y rapporte, avec une compétence qui avait fini par être une autorité. Le gouvernement espagnol ayant voulu, en 1746, se renseigner sur les machines à employer pour draguer les ports et les rivières, c’est l’horloger Caron qui fut consulté[3]. Il fit un mémoire des plus complets, et ainsi s’établirent entre l’Espagne et lui des relations que son fils devait reprendre dix-huit ans plus tard, dans un tout autre sens.

Ce mémoire, retrouvé parmi les papiers de la famille, dont M. de Loménie a tiré un si curieux parti pour son intéressant ouvrage sur Beaumarchais, prouve, ainsi qu’un grand nombre de lettres de la même provenance, combien cet artisan parisien avait d’aptitudes et d’étendue d’esprit. C’était, ce qui achève de le poser comme le préparateur du génie de son fils, un véritable lettré de l’industrie. Tout le monde, chez lui, écrivait, faisait des vers ; on eût dit un petit hôtel de Rambouillet d’arrière-boutique.

Jeanne-Marguerite, la plus jeune de ses filles — il n’en eut pas moins de six — jouait la comédie avec une verve de gaillardise surprenante, que n’effarouchaient même pas, à ce qu’il paraît, les parades salées de son frère, qu’on lira plus loin dans leur texte inédit, et dont elle fut, avec la comtesse de Turpin, la meilleure actrice[4].

Marie-Julie, une autre des sœurs, un peu plus âgée, se laissait aller davantage encore au penchant de littérature et d’art si marqué dans cette maison. Elle aussi jouait à ravir la comédie et les parades, parfois même elle y mettait de son style. Quelques scènes, qui ne sont peut-être pas des moins gaillardes, passent pour être d’elle, d’après une tradition de la famille. Elle n’en était pas moins sérieuse à ses heures. Un petit livre, qu’elle tira des Nuits d’Young, et que son frère fit imprimer à sa typographie de Kehl, en est la preuve[5].

  1. Nous voulons parler de sa lettre sur Voltaire et Jésus-Christ, qui n’a été reproduite que dans l’édition de Gudin, t. VII. Il l’avait adressée au Journal de Paris, le 23 germinal an VII (12 août 1799), et s’était porté malheur par cette impiété, la première vraiment grave qu’il eût commise : il mourait six semaines après.
  2. V. pour une discussion qu’il eut à ce sujet avec un certain M. Tavernier de Boullongne, le Recueil 5345, in-4, de la bibliothèque de l’Arsenal, t. X, no 1.
  3. Loménie, t. I, p. 24. Il était pour l’horlogerie et la bijouterie en relation de fournisseur avec plusieurs grandes dames d’Espagne, notamment la comtesse de Fuen Clara (Id., p. 28). C’est sans doute ce qui détermina le mari de sa fille aînée à passer dans ce pays avec sa femme et une de ses belles-sœurs, dont nous reparlerons.
  4. Loménie, t. I, p. 60.
  5. En voici le titre complet : L’existence réfléchie ou coup d’œil moral sur le prix de la vie. De l’imprimerie de la société littéraire typographique, et se trouve à Paris, 1784, in-12. Nous avons une lettre de Julie, de l’année précédente, demandant à son frère douze ou quinze louis pour l’impression d’un livre qu’elle vient de faire : c’est celui dont nous parlons sans nul doute, que Beaumarchais aura mieux aimé imprimer à Kehl, où s’imprimait son Voltaire, que d’en faire autre part les frais d’impression.