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PERSONNAGES

Le comte ALMAVIVA, grand seigneur espagnol, d’une fierté noble, et sans orgueil.

La comtesse ALMAVIVA, très malheureuse, et d’une angélique piété.

Le chevalier LÉON, leur fils, jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves.

FLORESTINE, pupille et filleule du comte Almaviva, jeune personne d’une grande sensibilité.

M. BÉGEARSS, Irlandais, major d’infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du Comte ; homme très-profond, et grand machinateur d’intrigues, fomentant le trouble avec art.

FIGARO, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du comte ; homme formé par l’expérience du monde et des événements.

SUZANNE, première camériste de la comtesse ; épouse de Figaro ; excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge.

M. FAL, notaire du Comte ; homme exact et très-honnête.

GUILLAUME, valet allemand de M. Bégearss ; homme trop simple pour un tel maître.

La scène est à Paris, dans l’hôtel occupé par la famille du comte, et se passe à la fin de 1790.


ACTE PREMIER


Le théâtre représente un salon fort orné.

Scène I

SUZANNE, seule, tenant des fleurs obscures, dont elle fait un bouquet.

Que madame s’éveille et sonne ; mon triste ouvrage est achevé. (Elle s’assied avec abandon.) À peine il est neuf heures, et je me sens déjà d’une fatigue… Son dernier ordre, en la couchant, m’a gâté ma nuit tout entière… Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets. — Au portier : Que, de la journée, il n’entre personne pour moi. — Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu… Le voilà. — Pauvre maîtresse ! elle pleurait !… Pour qui ce mélange d’apprêts ?… Eeeh ! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd’hui la fête de son fils Léon… (Avec mystère.) et d’un autre homme qui n’est plus ! (Elle regarde les fleurs.) Les couleurs du sang et du deuil ! (Elle soupire.) Ce cœur blessé ne guérira jamais ! — Attachons-le d’un crêpe noir, puisque c’est là sa triste fantaisie.

(Elle attache le bouquet.)

Scène II

SUZANNE, FIGARO, regardant avec mystère.
(Cette scène doit marcher chaudement.)
Suzanne.

Entre donc, Figaro ! Tu prends l’air d’un amant en bonne fortune chez ta femme !

Figaro.

Peut-on vous parler librement ?

Suzanne.

Oui, si la porte reste ouverte.

Figaro.

Et pourquoi cette précaution ?

Suzanne.

C’est que l’homme dont il s’agit peut entrer d’un moment à l’autre.

Figaro, l’appuyant.

Honoré Tartufe Bégearss ?

Suzanne.

Et c’est un rendez-vous donné. — Ne t’accoutume donc pas à charger son nom d’épithètes ; cela peut se redire et nuire à tes projets.

Figaro.

Il s’appelle Honoré !

Suzanne.

Mais non pas Tartufe.

Figaro.

Morbleu !

Suzanne.

Tu as le ton bien soucieux !

Figaro.

Furieux. (Elle se lève.) Est-ce là notre convention ? M’aidez-vous franchement, Suzanne, à prévenir un grand désordre ? Serais-tu dupe encore de ce très-méchant homme ?

Suzanne.

Non, mais je crois qu’il se méfie de moi ; il ne me dit plus rien. J’ai peur, en vérité, qu’il ne nous croie raccommodés.

Figaro.

Feignons toujours d’être brouillés.

Suzanne.

Mais qu’as-tu donc appris qui te donne une telle humeur ?

Figaro.

Recordons-nous d’abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Almaviva… (Il faut bien lui donner son nom, puisqu’il ne souffre plus qu’on l’appelle Monseigneur…)

Suzanne, avec humeur.

C’est beau ! et Madame sort sans livrée ! nous avons l’air de tout le monde !

Figaro.

Depuis, dis-je, qu’il a perdu, par une querelle de jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous ! comme l’humeur du comte est devenue sombre et terrible !…