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Suzanne, finement : Je l’avais dit pourtant, de manière à être entendue. (Elle sort.)

Scène XII : Léon, Le Comte, Bégearss.

Le Comte veut sortir, il voit entrer Léon : Voici l’autre !

Léon, timidement, veut embrasser le Comte : Mon père, agréez mon respect ; avez-vous bien passé la nuit ?

Le Comte, sèchement, le repousse : Où fûtes-vous, Monsieur, hier au soir ?

Léon : Mon père, on me mena dans une assemblée estimable…

Le Comte : Où vous fîtes une lecture ?

Léon : On m’invita d’y lire un essai que j’ai fait sur l’abus des vœux monastiques, et le droit de s’en relever.

Le Comte, amèrement : Les vœux des chevaliers en sont ?

Bégearss : Qui fut, dit-on, très applaudi ?

Léon : Monsieur, on a montré quelque indulgence pour mon âge.

Le Comte : Donc, au lieu de vous préparer à partir pour vos caravanes, à bien mériter de votre ordre, vous vous faites des ennemis ? Vous allez composant, écrivant sur le ton du jour ?… Bientôt on ne distinguera plus un gentilhomme d’un savant !

Léon, timidement : Mon père, on en distinguera mieux un ignorant d’un homme instruit ; et l’homme libre, de l’esclave.

Le Comte : Discours d’enthousiaste ! On voit où vous voulez en venir. (Il veut sortir.)

Léon : Mon père… !

Le Comte, dédaigneux : Laissez à l’artisan des villes ces locutions triviales. Les gens de notre état ont un langage plus élevé. Qui est-ce qui dit mon père, à la Cour ? Monsieur ! Appelez-moi Monsieur ! vous sentez l’homme du commun ! Son père !… (Il sort ; Léon le suit en regardant Bégearss qui lui fait un geste de compassion.) Allons, Monsieur Bégearss, allons !

Acte II

Le théâtre représente la bibliothèque du Comte.

Scène première : Le Comte.

Puisque enfin je suis seul, lisons cet étonnant écrit, qu’un hasard presque inconcevable a fait tomber entre mes mains. (Il tire de son sein la lettre de l’écrin, et la lit en pesant sur tous les mots.) "Malheureux insensé ! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours ; la violence qui s’en est suivie ; enfin votre crime, — le mien… (Il s’arrête.) le mien reçoit sa juste punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l’honneur est sauf ; mais la vertu n’est plus. Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu’elles n’effaceront point un crime… dont l’effet reste subsistant. Ne me voyez jamais : c’est l’ordre irrévocable de la misérable Rosine… qui n’ose plus signer un autre nom." (Il porte ses mains avec la lettre à son front, et se promène.)…Qui n’ose plus signer un autre nom !… Ah ! Rosine ! où est le temps… ? Mais tu t’es avilie !… (Il s’agite.) Ce n’est point là l’écrit d’une méchante femme ! Un misérable corrupteur… Mais voyons la réponse écrite sur la même lettre. (Il lit.) "Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m’est odieuse, et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d’un fort, où je ne suis point commandé.

"Je vous renvoie tous vos reproches, le portrait que j’ai fait de vous, et la boucle de cheveux que je vous dérobai. L’ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr. Il a vu tout mon désespoir. Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à l’héritier… d’un autre plus heureux !… puis-je espérer que le nom de Léon vous rappellera quelquefois le souvenir du malheureux… qui expire en vous adorant, et signe pour la dernière fois, Chérubin Léon, d’Astorga ? "

…Puis, en caractères sanglants : "Blessé à mort, je rouvre cette lettre, et vous écris avec mon sang ce douloureux, cet éternel adieu. Souvenez-vous…"

Le reste est effacé par des larmes… (Il s’agite.) Ce n’est point là non plus l’écrit d’un méchant homme ! Un malheureux égarement… (Il s’assied et reste absorbé.) Je me sens déchiré ! Scène