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MÉMOIRES.

ton avec lequel il les faisait : je le fus même au point que je pris la liberté de lui dire que je ne le croyais pas assez instruit de l’affaire pour être en état de la rapporter sous deux jours. Il me répondit qu’il la connaissait assez dès à présent pour la juger, qu’elle était toute simple, et qu’il espérait en rendre un compte exact à la cour le lundi suivant. En l’écoutant, je crus apercevoir sur son visage les traces d’un rire équivoque, dont je fus très-alarmé. De retour, je fis part de mes observations à mes amis.

Le sieur Dairolles les fit parvenir à madame Goëzman, en sollicitant une seconde audience. La réponse fut que, si M. Goëzman ne m’avait fait que des objections frivoles, c’est qu’apparemment il n’en avait point d’autres à faire contre mon droit : et qu’à l’égard du rire qui m’avait alarmé, c’était le caractère de sa physionomie ; qu’au reste, si je voulais lui envoyer mes réponses aux objections de son mari, elle se chargeait volontiers de les lui remettre : ce que je fis, en accompagnant le paquet d’une lettre polie pour la dame.

Nous étions au dimanche 4 avril, il ne restait plus qu’un jour pour solliciter : mon affaire devait être rapportée le lendemain. Je priai le sieur Dairolles de savoir au vrai si je ne devais plus espérer d’être entendu, trouvant qu’on m’avait vendu bien cher l’unique faveur d’une courte audience.

On négocia de nouveau ; mais les difficultés qu’on nous opposa firent deviner à tout le monde qu’il n’y avait qu’un seul moyen de les résoudre : autres débats, humeur de ma part, représentations de celle de mes amis. L’avis qui prévalut fut que l’on saurait positivement de madame Goëzman si la seconde audience tenait à un second sacrifice ; et qu’alors, au défaut de cent autres louis qui me manquaient, on lui laisserait une montre à répétition enrichie de diamants. Elle fut aussitôt remise à le Jay par le sieur Dairolles.

Enfin, je reçus la promesse la plus positive d’une audience pour le soir même, mais le sieur Dairolles, en m’apprenant que la dame avait été encore plus flattée de ce bijou que des cent louis qu’elle avait reçus, ajouta qu’elle exigeait en outre quinze louis pour le secrétaire de son mari, à qui elle se chargeait de les remettre. Cela est d’autant plus singulier, monsieur, lui dis-je, que vous savez qu’un de vos amis eut hier toutes les peines du monde à faire accepter à ce secrétaire une somme de dix louis qu’il lui présentait d’office. Cet homme modeste s’obstinait à la refuser, disant qu’il était absolument inutile à mon affaire, qui se traitait dans le cabinet du rapporteur, et sans lui. « Que voulez-vous, me dit le sieur Dairolles ? Toutes ces observations ont été faites à madame Goëzman ; elle n’en a pas moins insisté sur la remise de quinze louis : elle doit ignorer, dit-elle, ce que le secrétaire a reçu d’ailleurs ; enfin, ces quinze louis sont indispensables. »

Ils furent remis, de mauvaise grâce à la vérité, puis portés à madame Goëzman ; puis l’audience assurée de nouveau pour sept heures. Mais ce fut encore vainement que je me présentai : n’ayant pas cette fois de passe-port auprès de madame, il fallut revenir sans avoir vu monsieur.

Le lecteur, qui se fatigue à la fin de lire autant de promesses vaines, autant de démarches inutiles, jugera combien je devais être outré moi-même de recevoir les unes et de faire les autres.

Je revins chez moi, la rage dans le cœur. Nouvelle course des intermédiaires. Pour cette fois, il ne faut pas omettre la curieuse réponse qu’on me rapporta. « Ce n’est point la faute de la dame si vous n’avez pas été reçu. Vous pouvez vous présenter demain encore chez son mari. Mais elle est si honnête, qu’en cas que vous ne puissiez avoir d’audience avant le jugement, elle vous fait assurer que tout ce qu’elle a reçu vous sera fidèlement remis. »

J’augurai mal de cette nouvelle annonce. Pourquoi la dame s’engageait-elle alors à rendre l’argent ? Je ne l’avais pas exigé. Quelle raison la faisait tergiverser sur une audience tant de fois promise ? Je fis à ce sujet les plus funestes réflexions. Mais quoique le ton et les procédés parussent absolument changés, je n’en résolus pas moins de tenter un dernier effort pour voir mon rapporteur le lendemain matin, seul instant dont je pusse profiter avant le jugement du procès.

Pendant que je déplorais mon sort, un homme d’une probité reconnue, ayant été témoin et quelquefois confident des affaires particulières entre M. Duverney et moi, s’intéressait à ma cause, dont il connaissait la justice. Ce motif lui fit trouver moyen de s’introduire chez M. Goëzman, en faisant dire à ce rapporteur qu’il avait des éclaircissements importants à lui donner sur l’affaire de la succession Duverney, et se gardant bien, surtout, d’articuler qu’il penchât pour moi. Il fut aussi surpris que je l’avais été des objections de M. Goëzman : comme elles sont entrées dans son rapport à la cour, qu’il lui lut en partie, je vais les rappeler en note ; elles serviront à montrer dans quel esprit M. Goëzman traitait une affaire aussi grave ; elles motiveront mes efforts pour en obtenir des audiences, et justifieront les sacrifices que j’ai faits pour y parvenir[1].

  1. M. Goëzman lui dit entre autres choses que M. Duverney confiait facilement de ses blancs-seings ; que lui-même en avait vu et tenu entre ses mains ; que je pouvais avoir abusé d’un de ces blancs-seings pour y adapter un arrêté de compte. Mon ami, surpris d’une pareille allégation, lui répondit que l’exactitude de M. Duverney avait été trop connue pour qu’on pût le taxer d’une pareille négligence sur sa signature ; mais que, quand cette allégation aurait même quelque vraisemblance, ce ne pouvait jamais être relativement à une signature et une date fixe de la main de M. Duverney, apposées au bas du folio verso d’une grande feuille de papier à la Tellière ; et qu’en tout état de cause, un pareil soupçon, étant ce qu’on pouvait avancer de plus odieux contre quelqu’un, ne devait jamais être articulé sans preuve.

    M. Goëzman lui dit ensuite que l’arrêté de compte entre M. Duverney