Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/328

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
228
MÉMOIRES.

Mon ami eut beaucoup de peine à se faire écouter dans ses réponses, mais il ne quitta point M. Goëzman qu’il n’en eût au moins arraché la promesse positive de m’ouvrir sa porte et de m’entendre le lendemain matin ; il obtint de plus la permission de me communiquer ses objections, et s’engagea pour moi que je les résoudrais à la satisfaction du rapporteur.

Si jamais audience a paru certaine, ce fut sans doute cette dernière, que le rapporteur promettait d’un côté, pendant que sa femme en recevait le prix de l’autre. Cependant, malgré les assurances du mari et de la femme, nous ne fûmes pas plus heureux le lundi matin que les autres jours : mon ami m’accompagnait, le sieur Santerre était en tiers ; ils furent aussi outrés que moi de me voir durement refuser la porte, quoiqu’on ne dissimulât pas que madame et monsieur étaient au logis. J’avoue que ce dernier trait mit à bout ma patience. Nous éclatâmes en murmures ; et pendant que mon ami, épuisant toutes les ressources, allait chercher le secrétaire au palais pour essayer de nous faire introduire, je priai la portière de me permettre au moins d’écrire dans sa loge les réponses que j’avais espéré faire verbalement à son maître. Nous y restâmes une heure et demie, le sieur Santerre et moi. Mon ami revint avec un nouvel introducteur ; mais les ordres étaient positifs, nous ne pûmes passer le seuil de la porte ; ce ne fut qu’à force d’instances, et même en donnant six francs à un laquais, que nous parvînmes à faire remettre à M. Goëzman mes réponses, et l’extrait d’un acte important pour la recherche duquel un notaire avait passé la nuit.

Le même jour je perdis ma cause ; et M. Goëzman, en sortant du conseil, dit tout haut à mon avocat, devant plusieurs personnes, qu’on avait opiné du bonnet d’après son avis. Le fait est cependant que plusieurs conseillers sont restés d’un sentiment contraire au sien.

Quelle cruauté ! N’est-ce pas tourner le poignard dans le cœur d’un homme, après l’y avoir enfoncé ? Moins le propos était fondé, plus il montrait de partialité dans le juge, et… Laissons les réflexions ; elles aigrissent mon chagrin et retardent mon ouvrage.

Il est temps de tenir parole ; opposons la récapitulation de mes courses chez M. Goëzman au reproche de n’en avoir pas fait assez pour le voir, pendant les quatre jours pleins qu’il a été mon rapporteur, d’où l’on induit que j’ai pu avoir intention de le corrompre.

1er avril. Le jour qu’il a été nommé rapporteur, dans l’après-midi et soirée, trois courses inutiles… 3
2 avril. Vendredi matin, une course inutile… 1
Vendredi après-midi, course inutile… 1
Vendredi au soir, course inutile… 1
3 avril. Samedi matin, course inutile… 1
Samedi au soir, audience promise par madame Goëzman, et obtenue, course utile 1
4 avril. Dimanche au soir, audience promise par madame Goëzman, et non obtenue, course inutile… 1
5 avril. Lundi matin, jour du rapport, audience promise d’un côté par M. Goëzman, payée de l’autre à madame, et non obtenue, course inutile… 1
Total des courses en quatre jours pleins… 10
Si l’on ajoute les deux qu’un ami de M. Goëzman a faites en même temps pour moi sur le même objet… 2
Et mes dix courses avant sa nomination… 10
Total des courses pour avoir audience… 22

Une seule audience obtenue.

En me lavant ainsi du reproche de négligence, je pense avoir beaucoup ébranlé le système de corruption : achevons de l’anéantir par un autre calcul et quelques réflexions fort simples.

Il m’en a coûté cent louis pour obtenir une audience de M. Goëzman. Qu’on suive cet argent à la trace, et qu’on juge si, de la distance où je suis resté du rapporteur, il était possible que j’eusse formé le projet insensé de le corrompre.

En cédant à la nécessité de sacrifier cent louis, je ne les avais pas (une personne) ; un ami me les a offerts (deux) ; ma sœur les a reçus de ses mains (trois) ; elle les a confiés au sieur Dairolles (quatre), qui les a remis au sieur le Jay (cinq), pour être donnés à madame Goëzman, qui les a gardés (six) ; enfin M. Goëzman, que je n’ai vu qu’à ce prix, et qui a tout ignoré (sept).

Voilà donc, de M. Goëzman à moi, une chaîne de sept personnes, dont il prétend que je tiens le premier chaînon comme corrupteur, et lui le dernier comme incorruptible. D’accord. Mais s’il est juge incorruptible, comment prouvera-t-il que je suis un client corrupteur ? À travers tant de personnes on se trompe aisément sur l’intention d’un homme :


    et moi ne pouvait pas être regardé comme un acte sérieux puisque toutes les sommes y étaient écrites en chiffres : en effet, il lui montrait plusieurs sommes en chiffres sur la page verso de cet arrêté de compte. Mon ami, étonné que j’eusse commis une pareille faute dans une pièce aussi importante, était prêt à passer condamnation, lorsque, quittant M. Goëzman, avec lequel il se promenait dans son cabinet, il vint subitement retourner l’arrêté de compte et en examiner la première page, dans laquelle il ne lui fut pas difficile de prouver à M. Goëzman, que les sommes écrites en chiffres sur le verso n’étaient que relatées de pareilles sommes écrites plusieurs fois en toutes lettres antécédemment de l’autre part.

    M. Goëzman lui objecta encore que la déclaration de 1733 exigeait que l’écriture d’un pareil acte fût approuvée de la main de celui qui n’avait fait que le dater et le signer. Mon ami, qui ne connaissait point les termes de cette déclaration, ne put lui répondre que l’acte et les deux contractants étaient précisément dans le cas de l’exception portée par cette loi.

    Il y eut encore d’autres objections aussi frivoles.