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MÉMOIRES.

d’ailleurs, un juge corrompu n’a plus besoin d’instructions ; et l’éloignement où se tient de lui son corrupteur est le premier égard qu’il lui doit, et le plus sûr moyen d’écarter tout soupçon de leur intelligence. Or, il est prouvé qu’après avoir payé j’ai montré encore plus d’empressement de voir M. Goëzman qu’avant de donner les cent louis : donc je n’ai pas cru avoir gagné son suffrage en payant ; donc ce n’était pas son suffrage qu’on avait marchandé pour moi ; donc je ne voulais que des audiences ; donc je ne suis pas un corrupteur ; donc il a calomnié mon intention ; donc le procès est mal intenté contre moi ; donc… Ce qu’il fallait démontrer.

J’avais perdu ma cause ; le mal était consommé. Le soir même du jugement, le sieur Dairolles rendit à ma sœur les deux rouleaux de louis, et la montre enrichie de diamants. « À l’égard des quinze louis, dit-il, comme ils avaient été exigés par madame Goëzman pour être remis au secrétaire de son mari, elle s’est crue à bon droit dispensée de les rendre au sieur le Jay. »

La conduite de ce secrétaire étant une énigme pour moi, je voulus l’eclaircir. Étonné qu’après avoir refusé modestement dix louis il en retint vingt-cinq, je priai l’ami qui lui avait fait accepter ces dix louis d’aller lui demander si quelqu’un lui avait depuis remis quinze autres louis. Non-seulement le secrétaire nia qu’on les lui eût offerts, et il les aurait, dit-il, certainement refusés ; mais il offrit à mon ami de lui rendre les dix louis qu’il en avait reçus, en l’assurant de nouveau qu’il n’avait fait aucun travail à ce malheureux procès, qui me coûtait trop d’argent pour qu’on augmentât encore mes pertes par des sacrifices volontaires.

Mon ami, sûr de mes intentions, le pria de les garder moins comme un honoraire dû à ses peines, que comme un léger hommage rendu à son honnêteté.

Alors, piqué du moyen malhonnête qu’on employait pour retenir mes quinze louis, croyant même que le sieur le Jay, que je ne connaissais point du tout, avait voulu les garder, je lui fis dire par le sieur Dairolles que je voulais savoir ce qu’étaient devenus ces quinze louis.

Le libraire affirma pendant plusieurs jours les avoir en vain demandés à madame Goëzman, qui lui répondait constamment être convenue avec lui que dans tous les cas ces quinze louis seraient perdus pour moi. Il ajouta qu’il ne pouvait souffrir qu’on le soupçonnât de les avoir gardés ; que la dame se fait celer, et que je pouvais lui en écrire directement.

Le 21 avril, c’est-à-dire dix-sept jours après le jugement du procès, j’écrivis la lettre suivante à madame Goëzman :

« Je n’ai point l’honneur, Madame, d’être personnellement connu de vous ; et je me garderais de vous importuner, si, après la perte de mon procès, lorsque vous avez bien voulu me faire remettre mes deux rouleaux de louis, et la répétition enrichie de diamants qui y était jointe, on m’avait aussi rendu de votre part quinze louis d’or, que l’ami commun qui a négocié vous a laissés de subrogation.

« J’ai été si horriblement traité dans le rapport de monsieur votre époux, et mes défenses ont été tellement foulées aux pieds par celui qui devait, selon vous, y avoir un légitime égard, qu’il n’est pas juste qu’on ajoute aux pertes immenses que ce rapport me coûte celle de quinze louis d’or, qui n’ont pas dû s’égarer dans vos mains. Si l’injustice doit se payer, ce n’est pas par celui qui en souffre aussi cruellement. J’espère que vous voudrez bien avoir égard à ma demande, et que vous ajouterez à la justice de me rendre ces quinze louis celle de me croire, avec la respectueuse considération qui vous est due,

« Madame, votre, etc.

« Ce 21 avril 1773. »

Je n’en reçus point de réponse ; mais le lendemain ma sœur vint m’apprendre que le sieur le Jay était dans sa maison, égaré comme un insensé ; madame Goëzman, disait-il, l’avait envoyé chercher, pour se plaindre amèrement de ce que je lui demandais une somme de cent louis et une montre enrichie de diamants, qu’elle m’avait fait rendre. Il ajoutait que cette dame, outrée de colère, l’avait menacé de le perdre, ainsi que moi, en employant le crédit de M. le duc d’…

Ma sœur me dit que tous ces propos se tenaient chez elle, devant son médecin ; qu’elle avait inutilement essayé de remettre la tête de ce pauvre le Jay, à qui l’on ne pouvait faire comprendre qu’il ne s’agissait que de quinze louis égarés entre lui et cette dame, et non de ce qui m’avait été rendu ; que cet homme était si troublé, qu’il assurait avoir lu en propres termes dans ma lettre, que la dame lui avait montrée, la demande des cent louis et du bijou ; qu’enfin il menaçait de nier la part qu’il avait eue à cette affaire, si elle prenait une mauvaise tournure.

Heureusement j’avais gardé copie de ma lettre ; je l’envoyai par ma sœur au sieur le Jay, qui fut, à ce qu’il dit, sur-le-champ chez madame Goëzman, lui faire à son tour ses reproches. Je ne sais s’il tint parole, mais enfin les quinze louis ne revinrent point. J’ai depuis écrit deux lettres au libraire à ce sujet, qui sont restées sans réponse. Elles ont été jointes au procès.

J’appris alors dans le public que M. Goëzman, muni d’une déclaration du sieur le Jay[1], dans

  1. Cette déclaration porte en substance que le sieur le Jay, cédant aux sollicitations d’un de mes amis, a reçu cent louis et une montre enrichie de diamants ; qu’il a eu la faiblesse de les offrir à madame Goëzman pour corrompre la justice de son mari ; mais qu’elle a tout