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MÉMOIRES.

monsieur, parce qu’il est mon ennemi capital, et parce qu’il a une âme atroce, connue pour telle dans tout Paris, etc

Je trouvai la phrase un peu masculine pour une dame : mais en la voyant s’affermir sur son siége, sortir d’elle-même, enfler sa voix pour me dire ces premières injures, je jugeai qu’elle avait senti le besoin de commencer l’attaque par une période vigoureuse, pour se mettre en force ; et je ne lui en sus pas mauvais gré.

Sa réponse écrite en entier, on m’interroge à mon tour. Voici la mienne : « Je n’ai aucun reproche à faire à madame, pas même sur la petite humeur qui la domine en ce moment ; mais bien des regrets à lui montrer de ne devoir qu’à un procès criminel l’occasion de lui offrir mes premiers hommages. Quant à l’atrocité de mon âme, j’espère lui prouver par la modération de mes réponses, et par ma conduite respectueuse, que son conseil l’a mal informée sur mon compte. » Et l’on écrivit. Tel est en général le ton qui a régné entre cette dame et moi pendant huit heures que nous avons passées ensemble en deux fois.

Le greffier lit mes interrogatoires et récolements, après lesquels on demande à madame Goëzman si elle a quelques observations à faire sur ce qu’elle vient d’entendre. « Ma foi non, monsieur, répond-elle en souriant au magistrat : que voulez-vous que je dise à tout ce fatras de bêtises ? Il faut que monsieur ait bien du temps à perdre pour avoir fait écrire autant de platitudes. » Je ne fus pas fâché de la voir un peu adoucie sur mon compte, car enfin des bêtises ne sont pas des atrocités.

Faites vos interpellations, madame, lui dit le conseiller-commissaire. Je suis obligé de vous prévenir qu’après ce moment il ne sera plus temps. Eh ! mais, sur quoi, monsieur ? Je ne vois pas, moi… Ah !… écrivez qu’en général toutes les réponses de monsieur sont fausses et suggérées.

Je souriais. Elle voulut en savoir la raison : « C’est, madame, qu’à votre exclamation j’ai bien jugé que vous vous rappeliez subitement cette partie de votre leçon ; mais vous auriez pu l’appliquer plus heureusement. Sur une foule d’objets qui vous sont étrangers dans mes interrogatoires, vous ne pouvez savoir si mes réponses sont fausses ou vraies. À l’égard de la suggestion, vous avez certainement confondu, parce qu’étant regardé par votre conseil comme le chef d’une clique (pour user de vos termes), on vous aura dit que je suggérais les réponses aux autres, et non que les miennes m’étaient suggérées. Mais n’auriez-vous rien à dire de particulier sur la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et qui m’a procuré l’audience de M. Goëzman ? » — Certainement, monsieur… Attendez… écrivez… Quant à l’égard de la soi-disant audience… de la soi-disant… audience…

Tandis qu’elle cherche ce qu’elle veut dire, j’ai le temps d’observer au lecteur que le tableau de ces confrontations n’est point un vain amusement que je lui présente : il m’est très-important qu’on y voie l’embarras de la dame pour lier à des idées très-communes les grands mots de palais, dont son conseil avait eu la gaucherie de les habiller. La soi-disant audience… envers et contre tous… ainsi qu’elle avisera… un commencement de preuve par écrit…, et autres phrases où l’on sent la présence du dieu qui inspire la prêtresse, et lui fait rendre ses oracles en une langue étrangère qu’elle-même n’entend point.

Enfin madame Goëzman fut si longtemps à chercher, répétant toujours la soi-disant audience…, le greffier la plume en l’air, et nos six yeux fixés sur elle, que M. de Chazal, commissaire, lui dit avec douceur : Eh bien ! madame, qu’entendez-vous par la soi-disant audience ? Laissons les mots, assurez vos idées : expliquez-vous, et je rédigerai fidèlement votre interpellation. — Je veux dire, monsieur, que je ne me mêle point des affaires ni des audiences de mon mari, mais seulement de mon ménage ; et que si monsieur a remis une lettre à mon laquais, ce n’a été que par excès de méchanceté : ce que je soutiendrai envers et contre tous. — Le greffier écrivait. — Daignez nous expliquer, madame, quelle méchanceté vous entendez trouver dans l’action toute simple de remettre une lettre à un valet ? Nouvel embarras sur ma méchanceté ; cela devenait long… et si long… que nous laissâmes là ma méchanceté ; mais en revanche elle nous dit : S’il est vrai que monsieur ait apporté chez moi une lettre, auquel de nos gens l’a-t-il remise ? — À un jeune laquais blondin, qui nous dit être à vous, madame. — Ah ! Voilà une bonne contradiction ! Écrivez que monsieur a remis la lettre à un blondin ; mon laquais n’est pas blond, mais châtain clair (je fus atterré de cette réplique). Et si c’était mon laquais, comment est ma livrée ? — Me voilà pris. Cependant, me remettant un peu, je répondis de mon mieux : Je ne savais pas que madame eût une livrée particulière. — Écrivez, écrivez, je vous prie, que monsieur, qui a parlé à mon laquais, ne sait pas que j’ai une livrée particulière ; moi qui en ai deux, celle d’hiver et celle d’été ! — Madame, j’entends si peu vous contester les deux livrées d’hiver et d’été, qu’il me semble même que ce laquais était en veste de printemps du matin, parce que nous étions au 3 avril. Pardon si je me suis mal expliqué. Comme en vous mariant il est naturel que vos gens aient quitté votre livrée pour ne plus porter que celle de la maison Goëzman, je n’aurais pu distinguer à l’habit si le laquais était à monsieur ou à madame. Il a donc bien fallu sur ce point délicat m’en rapporter à sa périlleuse parole : au reste, qu’il soit blond ou châtain clair, qu’il portât la livrée Goëzman ou la livrée Jamar [1], toujours est-il

  1. Madame Goëzman, étant fille, s’appelait mademoiselle Jamar ;