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MÉMOIRES.

vrai que devant deux témoins irréprochables, Me Falconnet et le sieur Santerre, un laquais soi-disant à vous a été chargé par moi, sur le perron de votre escalier, d’une lettre qu’il ne voulait pas porter alors, parce que monsieur, disait-il, était avec madame ; qu’il porta cependant quand je l’eus rassuré, et dont il nous rendit bientôt cette réponse verbale : Vous pouvez monter au cabinet de monsieur ; il va s’y rendre à l’instant par un escalier intérieur. En effet, M. Goëzman nous y joignit peu de temps après.

« Tout ce bavardage ne fait rien, reprit madame Goëzman. Vous n’avez pas suivi mon laquais sur l’escalier, par-devant témoins ; ainsi vous ne pouvez attester qu’il m’ait remis la lettre en mains propres : et moi, je déclare que je n’ai jamais reçu aucune lettre de monsieur, ni de sa part ; et que je ne me suis mêlée nullement de lui faire avoir cette audience. Écrivez exactement. »

— Eh ! dieux ! madame, à quel soupçon nous livrez-vous ? C’est bien pis, si vous n’avez pas reçu la lettre des mains du laquais : comme il est prouvé au procès que cet homme l’a prise des miennes, et que l’apparition de M. Goëzman s’accorde en tout avec la réponse verbale du châtain clair, il en faudrait conclure que ce perfide laquais de femme aurait remis la lettre à votre mari (cette lettre, madame, par laquelle vous étiez sommée, suivant votre accord avec le Jay, de me procurer l’audience) ; il en faudrait conclure que cet époux, non moins honnête que curieux, se serait cru, en galant homme, obligé de tenir les engagements de sa femme, et… Achevez la phrase, madame ; en honneur, je n’ai pas le courage de la pousser plus loin : décidez lequel des deux époux ouvrit la lettre qui produisit l’audience ; mais si vous persistez à soutenir que ce n’est pas vous, ne dites plus au moins que je compromets M. Goëzman dans cette affaire : il est bien prouvé pour le coup que c’est vous-même qui le compromettez.

« Laissez-moi tranquille, monsieur, reprit-elle avec colère : s’il fallait répondre à tant d’impertinences, on resterait sur cette sotte lettre jusqu’à demain matin. Je m’en tiens à ce que j’ai dit, et n’y veux pas ajouter un mot davantage. »

Comme c’était sur mon interrogatoire qu’on argumentait, et que madame Goëzman ne poussa pas plus loin ses observations, ma confrontation avec elle fut close à l’instant. Alors il fut question de la sienne avec moi : car, pour l’instruction de ceux qui sont assez heureux pour n’avoir pas encore été dénoncés par M. Goëzman sur des audiences payées à sa femme, il est bon d’observer que, quand deux accusés sont confrontés l’un à l’autre, celui dont on a lu l’interrogatoire n’a pas le droit d’interpeller ; il ne fait que répliquer, observer ; mais il prend sa revanche, il interpelle à son tour, à la lecture des pièces de son coaccusé.

Il en résulte que, lorsqu’un accusé a fait le tour entier des confrontations actives et passives, il connaît le procès à peu près aussi bien que ceux qui doivent le juger.

Je puis donc attester de nouveau que tout ce que j’ai avancé dans mon premier mémoire, sur la seule conviction de mon innocence, est exactement conforme aux pièces du procès : je m’en suis convaincu à leur lecture ; et ce n’est pas sans raison que je pèse là-dessus. Il se répand dans le public que la seule réponse due à mon mémoire est d’assurer que c’est un tissu de faussetés naïvement débitées.

Laissons cette faible ressource à l’iniquité : ne lui disputons pas ce triomphe d’un moment, elle n’en aura point d’autre.

Ô mes juges ! c’est à vous que j’ai l’honneur d’adresser ce que j’écris. Vous lirez, vous comparerez tout, et vous me vengerez de ces nouvelles calomnies ; c’est votre jugement qui m’en fera raison. Voudrais-je en imposer sous vos yeux au public ? On entend partout mes ennemis crier contre moi, s’agiter, menacer : en me ménageant plus, ils me serviraient moins. Aux yeux de l’équité, le mal qu’on veut à l’innocence est la mesure du bien qu’on lui fait. Ils voudraient m’effrayer sur le procès et sur les juges ; m’amener à redouter l’injustice de ceux à qui je viens demander raison de la leur, et me faire puiser la terreur dans le sein même où je viens chercher la paix. Ô mes juges ! ma confiance en vous se ranime, et s’accroît par les efforts accumulés pour l’éteindre. Échauffés sur la sainteté de votre ministère, vous saisirez cette occasion de vous honorer aux yeux de la nation qui vous entend : elle se souviendra surtout qu’en vengeant un faible citoyen vous n’avez pas oublié que son adversaire était conseiller au parlement.


confrontation de madame goëzman à moi.


Il était tard ; à peine eut-on le temps ce jour-là de lire les interrogatoires et récolements de madame Goëzman. Ah ! grands dieux, quels écrits ! figurez-vous un chef-d’œuvre de contradictions, de maladresse et de turpitude, et vous n’en aurez pas encore une véritable idée. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Quoi ! madame, il y a quelqu’un au monde assez ennemi de lui-même pour vous confier son honneur et le secret d’une intrigue aussi sérieuse à défendre ! Pardon ; mon étonnement ici porte moins sur vous que sur le conseil qui vous met en œuvre. — Eh ! qu’y a-t-il donc, monsieur, s’il vous plaît, dans tout ce qu’on vient de lire ? — Que vous êtes, madame, une femme très-aimable, mais que vous manquez absolument de mémoire :


    mais il n’est pas vrai qu’elle fût comédienne à Strasbourg quand M. Goëzman l’épousa, comme le dit faussement le gazetier de la Haye, qui n’épargne pas plus les juges que les plaideurs.