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MÉMOIRES.

(mais sans indignation pourtant), et que lorsqu’il a été parti, elle a été tout étonnée de les retrouver dans un carton de fleurs au coin de sa cheminée ; et qu’elle a envoyé trois fois dans la journée dire à ce pauvre le Jay de venir reprendre son argent ; ce qu’il n’a fait que le lendemain. »

« Observez, madame, que d’un côté vous avez rejeté les cent louis avec indignation ; que de l’autre vous les avez serrés avec complaisance ; et que de l’autre enfin, c’est à votre insu que l’or est resté chez vous. Voilà trois narrations du même fait, assez dissemblables : quelle est la bonne, je vous prie ? — Je vous l’ai dit, monsieur, je m’en tiens à mon récolement. — Oserais-je vous demander, madame, pourquoi vous rejetez les réponses de votre second interrogatoire, qui me paraît s’approcher davantage de la véritable vérité ? — Je n’ai rien à répondre : mes raisons sont dans mon récolement : vous pouvez les y lire. »

En effet, j’y lus, non sans étonnement : Madame Goëzman, interpellée de nous déclarer si son second interrogatoire contient vérité, si elle entend s’y tenir, et si elle n’y veut rien changer, ajouter ni retrancher, a répondu que son second interrogatoire contient vérité ; qu’elle entend s’y tenir, et n’y veut rien changer, ajouter ni retrancher, fors seulement que tout ce qu’elle y a dit est faux d’un bout à l’autre. On y lit ensuite ces propres mots : Parce que, ce jour-là, madame Goëzman prétend qu’elle ne savait ce qu’elle disait, et n’avait pas sa tête à elle, étant dans un temps critique. « Critique à part, madame, lui dis-je en baissant les yeux pour elle, cette raison de vous démentir me paraît un peu bien singulière, et…[1] — Vous me croirez si vous voulez, monsieur ; mais en vérité il y a des temps où je ne sais ce que je dis, où je ne me souviens de rien. Encore l’autre jour… » Et elle nous enfila une de ces petites histoires dont tout le mérite est de rassurer la contenance de celui qui les fait.

Pour l’honneur de la vérité, il faut avouer qu’en parlant ainsi l’éclair des yeux ne brillait plus ; la physionomie était modeste, le ton doux : plus de jactance, plus d’injures ; pour le coup je reconnus le langage aimable d’une jeune femme.

« Eh bien, madame, je n’insisterai pas sur ce point, qui paraît vous mettre à la gêne et vous oppresser. Ce que vous ne débattrez pas aigrement vous sera toujours accordé par moi. La plus forte arme de votre sexe, madame, est la douceur ; et son plus beau triomphe est d’avouer sa défaite. Mais daignez au moins nous expliquer pourquoi vous avez nié dans votre premier interrogatoire, seize fois de suite, le séjour que les cent louis ont fait chez vous, et dont vous convenez dans votre récolement. Pardon si j’entre ici dans des détails un peu libres pour un adversaire ; mais les intimes confidences que vous venez de faire au parlement semblent m’y autoriser : à en juger par la date de ce premier interrogatoire, il ne paraît pas que vous eussiez alors la tête troublée par des embarras d’un aussi pénible aveu que le jour du second ; et cependant vous n’y êtes pas moins contraire en tout à votre récolement. — Si j’ai nié, monsieur, ce jour-là, que j’eusse reçu et gardé l’argent, c’est qu’apparemment je l’ai voulu ainsi ; mais, comme je l’ai déjà dit et le répète pour la dernière fois, je n’entends m’en tenir sur ce fait qu’à mon récolement ; je suis fâchée que cela vous déplaise. — À moi, madame ? Au contraire ; on ne peut pas mieux répondre, et je vous jure que cela me plaît à tel point, qu’en l’écrivant je serais désolé qu’on y changeât un mot. »

Le ton, comme on voit, était déjà remonté d’un degré. « Puisque votre dernier mot, madame, est de vous en tenir sur ces cent louis à votre récolement, me permettez-vous de proposer encore une observation ? — Ah ! pardi, monsieur, avec vos questions, vous m’impatientez ; vous êtes bavard comme une femme. — Sans adopter les qualités pour les dames ni pour moi, ne vous offensez pas si j’insiste, madame, à vous prier de nous dire quelle personne vous avez envoyée trois fois dans la journée chez ce pauvre le Jay, pour qu’il vînt reprendre les cent louis, ces perfides cent louis qu’il avait furtivement glissés parmi vos fleurs d’Italie, pendant que vous aviez le dos tourné, et que vous ne pouviez au plus voir ce qu’il faisait que dans votre miroir de toilette. — Je n’ai pas de compte à vous rendre : écrivez que je n’ai pas de compte à rendre à monsieur, et qu’il ne me pousse ainsi de questions que pour me faire tomber dans quelques contradictions. — Écrivez, monsieur, dis-je au greffier : la réponse de madame est trop ingénue pour qu’on doive la passer sous silence. »

Cependant, pressée de nouveau par le conseiller commissaire de répondre plus catégoriquement sur l’homme qui avait fait les trois commissions, elle lui dit, avec un petit dépit concentré : Eh bien, monsieur, puisqu’il faut absolument le nommer, c’est mon laquais que j’y ai envoyé : il n’y a qu’à le faire entrer.

Pendant qu’on écrivait sa réponse, M. de Chazal reprit très-sérieusement : « Observez, madame, que si votre laquais, interrogé sur ce fait, allait dire qu’il n’a pas été chez le Jay, cela tirerait à conséquence pour vous : voyez, rappelez-vous bien. — Monsieur, je n’en sais rien ; écrivez, si vous voulez, que ce n’est pas mon laquais, mais un Savoyard. Il y a cent crocheteurs sur le quai Saint-Paul, où je demeure ; monsieur peut y aller aux enquêtes, si le jeu l’amuse. (Ce qui fut écrit aussi.) — Je n’irai point, madame, et je vous rends grâces de la manière dont vous avez éclairci les cent louis : j’espère que la cour ne sera pas plus embarrassée que moi pour décider si vous les avez rejetés hautement et

  1. Sans l’extrême importance de cette citation, j’aurais omis par décence l’étrange moyen de madame Goëzman, et je me garderais bien de peser sur des détails que mon respect pour les dames désavoue.