Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/452

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Si l’on est surpris de me voir traiter froidement de— idées aussi repoussantes, j’avoue que je ne le suis pas moins que le lecteur. J’admire, en écrivant, avec quelle facilité l’esprit humain se d le le change à lui-même, et parvient, en s’oubliant, à calculer, à combiner paisiblement les divers rapports d’un objet dont le seul aspect, dépouillé de ce prestige, est capable de l’indigner et de le mettre en fureur.

En travaillant à ce mémoire, il m’arrive en effet souvent d’oublier que c’est moi que je défends. Cette abstraction une fois obtenue, supérieur à l’humiliation de mon état, je ne vois plus en moi que le défenseur d’un homme outragé ; toute mon existence alors est dans ma pensée, et la plus noble faculté de l’homme se déploie et s’exerce librement. Alors ce travail qui tue le corps esl un grand bien pour l’âme ; il va jusqu’à servir de dédommagement au malheur qui l’enfanta. Croyezmoi, lecteur ! il y a mille lieues de cet état à l’infortune. Oui. jusque dans levées du mal. il j a encore du bien pour l’homme né sensible, i I qui pense avec liberté. L’avantage de penser l’élève, et le bonheur de sentir le console. Eh ! quel, entre nous, n’a pas été mille fois console’ des chagrins les plus cuisants par l’exercice, même instantané, de cette autre inconcevable faculté qu’on nomme sentiment ?

Qui de vous n’a pas éprouvé qu’une heure de (i.nit he et vraie sensibilité, librement exercée, répare et paye au centuple des années de souffrances ? nui de vous, dans ces moments suprêmes où l’àme, étonnée de son activité, se fond, s’abîme et se perd dans une autre âme, n’a pas été tenté de s’écrier avec enthousiasme : Union père ! union Dieu ! avec quelle profusion ta main bienfaisante a versé le bonheur sur tes enfants ! Me voilà loin de mou sujet sans dont-, el c’est mon sujet lui-même qui m’a jeté dans cet écart.

En parlant un jour au comte de… sur ce procès, je lui disais : « Soyez certain, monsieur, que depuis longtemps la haine avait enfante l’injure quel’avidité consomme aujourd’hui. » lime répondit qu’en effet le comte de la Blache lui avait dit ingénument : Depuis dix <hiï. je hais a Beaumarnnu un amant aimi sa maîtresse.

Quel horrible usage de la faculté de sentir ! et quelle âme ce doit être que celle qui peut haïr avec passion pendant dix ans ! Moi qui ne saurais haïr dix heures sans être oppressé, je dis s » nvenl : Ali ! qu’il est malheureux, ce comte l alcoa’. ou bien il faut qu’il ait une âme étrangemenl robuste.

i lepet dant passe encore pour haïr. Mais troubler sa vie pour empoisonner la mienne’! toujours déraisonner, et mettre un avocat.1 la torture pour l’obliger d en faire autant : el toul cela seulemenl pour le bonheur de me nuire ! voilà ce que je n’entends point, et voilà ce que le comte légataire a lait depuis quatre ans.

Prouvons :

De puissantes recommandations avaient allumé pour moi le zèle de M Duverney.

lie grands motifs y avaient fait succéder la tendresse et la confiance.

De pressants intérêts avaient remue plus d’un million entre non— deux.

Partie avail été employée pour son service, et partie pour le mien.

Aucun compte pendant dix ans n’avait nettoyé des intérêts aussi mêlés.

Une foule de pièces existaient entre ses mains ou dans les miennes.

Cn arrêté de compte était devenu indispensable.

Cel arrêté fut signé le 1 er avril 1770. Trois mois après, M. Duverney mourut. Un mois après sa mort, j’écrivis à son légataire

!. sur les demandes que j’avais à former 

contre lui en cette qualité’. Sri réponse lut : • Qu’il élail trop peu instruit des affaires qui avaient ■ existé entre M. Duverney et moi, pour pouvoir ■ répondre à ma lettre ; que l’inventaire n’étant ■ pas fini, aussitôt qu’il en aurait tiré des lumières, ii il me répondrait. > Il convenait donc, dès ce temps-là, que M. Duverney ne lui avait jamais donne aucune connaissance de ses relations avei moi ; et depuis il a toujours fait plaider, toujours fait écrire qu’il n’avait trouvé, dans les papiers de son bienfaiteur, aucun renseignement sur l’arrêté double qui établit mon action.

Par cela seul il est constant que toutes les allégalions, tous les démentis, toutes les imputations dedol, de mauvaise loi, de fraude et de lésion, le magnifique superlatif d énormissime dont on les a toujours décorées, n’ont jamais eu d’existence el de fondement que dans l’imagination du comte de la Blache. On voit que sa tête s’esl échauffée par la frayeur de laisser échapper la plus petite partie’ de son legs immense.

Et lorsqu’on réfléchit que pendant quinze ans un homme a désiré, soupire, cupide violemment une grande fortune, avec l’angoisse delà voir toujours incertaine, en la flairant toujours d’aussi pies, on sent qu’à l’instant où elle lui est tonifiée il a dû s’en saisir avidement, trembler de la perdre, el la défendre, et, quoique surabondante, la trouver encore au-dessous de sa soif hydropique, comme un homme excessivemenl altéré devient jaloux de tout ce qui a la faculté de boire, et voudrait seul engloutir tout une rivière. Mais enfin ne saurait-on être avare honnêtement, sans être injuste indécemment ? si l’on doit quelque chose à ses goûts, ne doit-on rien à sa réputation ? Une entière ignorance des faits, quelques ail. gâtions sans preuve, et forée injures, voilà pourtant, depuis quatre ans, tout le sac de son